Par Jeanne-Claire Fumet
Un adolescent sur trois se sent différent. Le 7ème Forum Adolescences de la Fondation Pfizer, soutenu par le Ministère de l’Education nationale, France5/Curiosphères et l’Inserm, s’est tenu mercredi 18 mai à la Salle Wagram à Paris, sous la présidence de Philippe Jeammet, directeur de la Fondation. Adolescents et experts étaient réunis autour du thème « Comment faire de ma différence une force ? », une question qui s’est imposée aux cours des travaux du précédent Forum sur la relation entre garçons et filles. Elle a fait l’objet des discussions organisées tout au long de l’année dans des groupes d’adolescents choisis dans 11 académies. Leurs représentants participaient aux débats du Forum orchestrés par l’animateur Michel Field, lors de quatre discussions consacrées aux thèmes de l’image, de la visibilité, de l’isolement et de la singularité constructive. Une nouvelle enquête Ipsos Santé est venue apporter de nouveaux éléments chiffrés d’appréciation, parfois surprenants ou inquiétants : ainsi le fort impact de l’obésité (réelle ou imaginaire) sur le sentiment de mal-être, le rôle attribué à la maturité, le décalage entre regards adultes et adolescents sur le vécu des jeunes, l’augmentation récente du sentiment de vivre « sous pression ».Tous ces éléments viennent souligner la complexité d’un âge aux contours souples et dont l’uniformité n’est qu’apparente.
La différence : une représentation construite
Lors de la conférence de presse initiale, le Pr Philippe Jeammet, accompagné du Pr Boris Cyrulnik, d’Eric Molinié (ex-président de la Halde), David Le Breton, anthropologue et Laïla Idtaleb, responsable de recherche à l’IPSOS, a présenté l’esprit du Forum : instaurer les conditions d’une discussion entre jeunes et adultes, plutôt que juxtaposer, comme trop souvent, des jugements d’experts sur un « objet » absent. Laïla Idtaleb rappelle que la différence est d’abord une construction, une représentation qui affecte l’image de soi, celle des autres, et celle de soi que nous renvoient les autres. Elle est donc affaire, essentiellement, de sujet et de subjectivité.
D’après l’enquête Ipsos, 36% des adolescents se sentent différents des autres ; c’est à la fois beaucoup et peu, si l’on sait qu’environ 80% de l’ensemble des adolescents présentent au moins l’une des caractéristiques différentielles recensées lors des travaux précédents. Ce sentiment, ils l’attribuent pour 32% à leur plus grande maturité (ce que semble corroborer les comportements des jeunes interrogés), mais ils présentent aussi d’autres facteurs qui les différencient (surpoids, origine ethnique, pratique religieuse). S’ils considèrent en principe la différence comme une richesse et une force, les adolescents la vivent au quotidien plutôt comme une entrave. Parmi les différences les plus difficiles à vivre, vient d’abord le surpoids, puis la maladie et le handicap. L’apparence vestimentaire (le « look ») joue aussi un rôle important dans l’intégration par le groupe, mais le corps reste la préoccupation principale, surtout chez les filles.
Un fort décalage surprend : là où les adolescents déclarent en majorité se sentir plutôt bien, équilibrés et respectés, les adultes les estiment en proportion inverse frappés de sentiments de mal-être ou de mal-vivre. Pour Boris Cyrulnik, le décalage manifeste une ambigüité : quand on parle d’images, de représentations, il faut se souvenir que l’objet est variable, ce dont on parle ne désigne pas forcément la même choses chez les différents interlocuteurs. L’image de l’adolescent qu’a l’adulte reflète aussi ses propres peurs et incertitudes.
« Être ou ne pas être », une question d’images ?
Le premier débat questionne l’image du corps et les difficultés liées aux questions d’esthétique. Dans le monde adolescent, être « moche » a valeur d’anathème. Faut-il se rendre invisible au risque de n’être plus « calculé » par les autres, n’avoir plus d’existence sociale, ou assumer une apparence différente mais sujette aux critiques sans indulgence ?
« C’est pas ce corps-là qu’il faut », soupire un jeune garçon filmé lors des discussions préliminaires. « Même les profs sont plus à l’aise avec quelqu’un qui est dans la norme physiquement », remarque un autre.
L’enjeu, selon le psychiatre Patrice Huerre, est pour l’adolescent de se différencier de soi avant. Dans la métamorphose du corps, tout change sans contrôle et on devient hypersensible aux remarques des autres qui nous servent de miroir. Notre société vieillissante, ajoute Véronique Nahoum Grappe, anthropologue, affiche partout des images de très jeunes femmes, très minces. La culture juvénile s’attache principalement au corps, au détriment des autres critères de différenciation, qui finissent par se déliter. Tout se resserre autour de deux objectifs : l’amour et la carrière (ce monument de soi). De là, le sentiment de discrimination et de marginalisation joue à plein.
Les nouvelles technologies offrent aux jeunes gens un répit, remarque Dominique Pasquier, sociologue : ils mettent en suspens, un bref moment, cette tyrannie de l’image et de l’apparence physique. C’est important en particulier pour les garçons, chez qui le discours sur les vêtements, les goûts culturels, etc., sont souvent très violents. Sur le net, ils peuvent être plus émotifs, moins « virils », cela leur donne une soupape émotionnelle.
Une différence importante semble se jouer lors du passage du collège au lycée : l’anonymat de la foule, l’indifférence générale, laissent davantage de latitude à la singularité – mais au sein d’un groupe de semblables. Se différencier garde toujours comme enjeu corollaire de s’intégrer à un cercle choisi. Il s’agit de s’infiltrer sans perdre sa singularité ni se trouver esseulé et la marge se révèle étroite – le « sans-amis » se mue en paria sans remède.
Derrière l’uniformité apparente de la jeunesse mondialisée, conclut David Le Breton, se dissimule un univers d’archipels fait d’îlots de solitude. Et il est d’autant plus difficile de se construire et d’en sortir qu’il n’y a plus de modèles, d’aînés auxquels s’identifier : ce sont les parents qui s’identifient aux enfants, la culture juvénile submerge tout. Comment grandir sans modèles ? A moins qu’il n’y en ait que trop, de modèles, remarque Philippe Jeammet, puisque la tradition ne s’impose plus aux jeunes comme une voie obligée. Mais une grande liberté de choix est une chance autant qu’un risque. Il faut en tout cas se garder de croire que la souffrance serait un choix pour les adolescents, ou le choix une facilité.
« Visible ou invisible, comment faire respecter ma différence ? »
Une seconde table ronde aborde la question délicate des réactions de rejet ou de violence, qui sont parfois autant de formes d’auto-protection, de déni ou de peur, de la part des jeunes gens à l’égard des différences des autres. Pris entre l’impératif de la normalité qui permet de s’intégrer et le désir de reconnaissance singulière de son existence, l’adolescent sait qu’il ne choisira pas la plupart de ses caractéristiques identitaires et tremble de devenir l’autre, le rejeté ou l’anormal : le bouc-émissaire (devenu « bouquet -misère » dans un court-métrage tourné par des élèves).
Un jeune garçon d’un lycée du bâtiment, où prévaut la culture des valeurs « viriles », reconnaît que les élèves se moquent volontiers des rares filles qui tentent leur chance dans la filière. « Pas moi, hein ! Les autres… » La question du tabou de la différence est indissociable de la question de son acceptation par soi et par les autres. Il faut en parler, affirme Eric Molinié, se référant à son propre parcours. On apaise beaucoup d’attitudes violentes en disant les choses avec clarté. Mais si l’adolescent ne veut pas évoquer sa différence publiquement ? Toutes ne sont pas visibles et la discrétion est parfois moins traumatisante.
Il faut faire attention à deux dangers, indique Stéphane Clerget, pédopsychiatre spécialiste des adolescents : nier sa différence et s’identifier à elle. L’excès de visibilité, le fait d’en parler trop, condamne à se voir réduit à sa différence, au détriment des autres caractéristiques qu’on pourrait développer. Mais la dissimiler rend très vulnérable. L’agressivité vient souvent des questions que l’on se pose de l’origine des différences : pourquoi l’autre est-il ainsi ? Cela pourrait-il m’arriver ? Les attitudes homophobes peuvent ainsi servir d’armure à de jeunes homosexuels, rappelle-t-il.
L’éducation peut changer beaucoup de choses en termes d’acceptation, remarque Emmanuelle Godeau, médecin de santé publique : les filles sont plus favorables à l’accueil des personnes handicapées, ainsi que ceux qui en côtoient, ou qui ont une meilleure information. Pour améliorer l’intégration des élèves handicapés, il y aurait beaucoup à faire en agissant sur la communauté éducative, sur les enseignants, mais aussi les autres parents qui ont peur des inconvénients pour leurs propres enfants.
Pour Philippe Jeammet, on ne choisit pas la peur qui donne envie d’enfoncer quelqu’un d’autre. On parle trop souvent de toute-puissance pour désigner l’intolérance et les conduites violentes, alors que c’est plutôt le signe d’un esclavage à l’égard de ses propres émotions. C’est problème de force à acquérir, plutôt qu’une question de morale.
Deux autres débats portaient sur la prévention des différences qui isolent, en présence d’Eric verdier, psychologue et de Caroline Ecliacheff, psychanalyste, ainsi que de Marcel Rufo, pédopsychiatre, et sur la singularité comme force pour se construire, avec Alain Braconnier, psychiatre et Bernard Hugonnier, directeur adjoint à la Direction de l’éducation à l’OCDE, ainsi que le Pr. Boris Cyrulnik, neuropsychiatre et psychanalyste. Pour ce dernier, la différence fait partie du processus d’acquisition de la conscience de soi, avec la découverte de la différence sexuée, primordiale et déterminante. Elle peut devenir une force si on la considère comme une source de découverte et d’apprentissage, par la comparaison et pas la discrimination.
La difficulté reste de comprendre par quels biais l’adolescent peut convertir un sentiment de soi dégradé en image valorisante, alors même que les impératifs sociaux et les sollicitations culturelles dominantes mettent à rude épreuve les modèles matériellement accessibles et humainement généreux qui pourraient le guider en ce sens.
Liens :
Les temps forts des débats en ligne sur Curiosphères :
http://www.curiosphere.tv/adolescences/?CFID=1788[…]
Le site de la Fondation Pfizer et les précédents forum :
http://www.fondation-pfizer.org/
Intégration scolaire du handicap : ne pas détruire le rêve de normalité
L’intégration du handicap à l’école compte parmi les sujets sensibles de ce forum. Nous avons demandé l’avis de Marcel Rufo sur la pertinence de l’accueil de jeunes enfants parfois lourdement handicapés dans des classes sans aménagements particuliers (effectif, matériel, accompagnants AVS, etc.)
« Il est difficile d’être contre cette politique d’intégration : pour les parents d’enfants en situation de handicap, pour ces enfants eux-mêmes, le rêve de normalité fait partie de leurs fonctions évolutives. Mais c’est vrai que l’intégration demande d’énormes moyens : bricoler une intégration sans moyens, c’est risquer de la compromettre complètement. On ne peut pas, par exemple, intégrer un enfant autiste sans qu’un hôpital de jour spécialisé soit associé à son intégration. Intégrer à plein temps un enfant autiste en maternelle, ce serait idiot ; mais l’accueillir deux heures par semaine, c’est fondamental pour la réserve d’espérance des parents – et puis aussi dans l’espoir de faire de nouvelles générations qui soient moins bêtes que nous dans le rejet du handicap et de la différence.
Mais dire que l’école soigne l’autisme, ce serait complètement fou : il faut une intégration partielle, avec un agent d’intégration, avec le réseau d’aide et de soutien qui forme les enseignants, qui aide aussi les parents à ne pas dénier que l’enfant doit être soigné et suivi par un lieu spécialisé. L’autiste a aussi besoin de permanence, de lieux sécures, d’éducateurs qu’il reconnaisse, de stabilité dans les personnes qui s’occupent de lui, de spécialistes qui n’aient pas peur de ses comportements très particuliers, pour être accepté. Pour ne pas faire peur. »
Un cas de discrimination légale ordinaire
Une infirmière scolaire faisait part à Eric Molinié, ex-président de la HALDE, d’un cas de discrimination auquel elle s’est trouvée confrontée dans son lycée, à l’occasion d’une collecte de sang organisée dans les locaux de l’établissement : un élève homosexuel a été exclu du don, au seul motif de son orientation sexuelle, comme le prévoit la loi.
« La position de la HALDE, explique Eric Molinié, est très claire sur ce point : nous demandons que la décision soit prise au cas par cas, en fonction des comportements à risques qui peuvent être évoqués lors de l’entretien médical préalable obligatoire pour tout donneur. Il n’y a pas de raisons qu’une différence soit faite entre personnes homosexuelles ou hétérosexuelles. Nous avons écrit en ce sens au gouvernement, en demandant la modification de la loi, mais sans effets à ce jour. Il faut du temps, c’est très long , mais nous n’abandonnons pas. »