Apprendre à se positionner dans le monde est une épreuve de tous les jours et de tous les temps.
Sur les parois des grottes, les murs des falaises, les parchemins et les papyrus avant le papier et les écrans, les cartes ont aidé l’homme à se situer et se construire une raison spatiale. Mais l’invasion des images et des écrans que de nouvelles industries médiatiques ont colonisés pour leurs plus grands profits a méticuleusement détruit la faculté d’attention de nos contemporains. Pour des élèves formatés par des médias pensés par les adultes, la durée des images est passée à sept secondes, le temps des réponses aux questions à quinze secondes, chiffres officiels . Les images qu’ils voient le plus sont celles de cadavres. « Dès l’âge de douze ans, ces adultes-là les forcent à voir plus de 20 000 meurtres » (id.). Dans les trains, les jeunes voyageurs ne regardent plus le paysage et acceptent d’être « transportés » par leurs écrans. La raison spatiale a disparu.
Comment les lycéens et les étudiants peuvent-ils comprendre les cours qui leur sont prodigués quand leur société pédagogique entre en concurrence avec une société du spectacle richissime, vaniteusement inculte, séductrice, voulant outrageusement confisquer la fonction d’enseignement ? Comment les jeunes peuvent-ils admirer les enseignants lorsqu’ils les imaginent décalés, pauvres et humiliés, vilipendés par leurs responsables politiques qui les méprisent alors qu’ils détiennent le record mondial des prix Nobel récents et des médailles Fields ? (id.) Et comment, habitant dans le virtuel, ces jeunes pourraient-ils apprendre d’eux à maîtriser le langage de la transmission ?
Quant à la géographie d’aujourd’hui, la voici mise au défi de rentre compte de l’espace topologique de voisinages créés par la téléphonie mobile et le GPS. Enseignants, nous faisons le constat que nous ne vivons plus dans le même monde que celui des lycéens et des étudiants dont la consultation compulsive de Facebook, le transport à très grande vitesse par le train et l’avion, le vocabulaire à moins de mille mots ont éloigné des pratiques en cours depuis des siècles, voire des millénaires.
Si les Grecs, inventeurs de la pédagogie (paideia) lorsque l’écriture s’est diffusée ont donné un outil qui s’est renouvelé à la Renaissance avec l’imprimerie, les bibliothèques, les cartes et les atlas, on peut se demander si ceux qui nous gouvernent sont capables d’inventer de nouvelles manières de comprendre le droit, la politique, l’histoire, la littérature, les sciences et l’espace que les technologies sont en train de construire. Ont-ils seulement compris que l’« être-au-monde » pensé par la société du spectacle ne sait plus représenter l’espace qu’il a construit ? Et ce ne sont pas les SIG ou autres cartes « interactives » qui donneront la réponse.
Prenons la géopolitique dont le 3e Festival géopolitique de Grenoble a fait son menu avec les risques en mars dernier. En quoi cette thématique « risquée » peut-elle aider à comprendre ce qui se passe en Libye et en Syrie où des populations luttent jusqu’à la mort sous les coups de leurs chefs politiques ? Comment comprendre le « rôle à risque » de la nature qui contrecarre à Fukushima les certitudes politiques et techniques d’un pays « riche, sage, technologiquement avancé, habitué aux séismes, déjà victime dans sa chair de l’atome » , un rôle planétaire que les instances internationales peinent à mutualiser ? Superposer les cartes des zones de fracture terrestre et celles des centrales nucléaires ne peut-il qu’engendrer la peur si aucune autorité politique n’est à même de prendre des décisions planétaires ?
Voilà pourquoi et pour bien d’autres choses encore, réinventer la géographie va demander de l’imagination et du courage.
Gilles Fumey est professeur de géographie à l’université Paris-Sorbonne (master Alimentation et IUFM). ll a animé les Cafés géographiques et leur réseau jusqu’en 2010. Il est rédacteur en chef de « La Géographie ».
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