Claude Lelièvre : « Nous n’avons pas beaucoup avancé depuis la création des CES »
Comme à son habitude, c’est en s’appuyant sur sa formidable culture historique que Claude Lelièvre va donner un nouvel éclairage à la question du jour. Attention, décapant et bouleversant à la fois les idées toutes faites et les camps retranchés…
La notion de « socle commun » est évidemment en tension avec le concept de culture commune1, mais l’écart n’est peut-être pas aussi grand ce qu’on croit.
Tout commence en 1959 avec Berthoin, ministre de De Gaulle, qui porte la scolarité à 16 ans, la mesure devenant effective en 1967, quand la clase d’âge grandira. « C’est le début de la confusion, car entre le moment de la décision, qui aurait du permettre de redéfinir le contenu de la scolarité obligatoire, et sa mise en oeuvre, la réforme Fouché crée le CES (collège d’enseignement secondaire), à ne pas confondre avec le collège unique ». C’est parce que la création du Traité de Rome et la montée technologique et militaire de l’URSS inquiète les politiques et relance la « bataille des cerveaux ». De Gaulle, en bon nationaliste, met donc en oeuvre une politique volontariste de développement du supérieur pour renforcer les élites scientifique. « Il multiplie le budget de l’Université par quatre, ce qui est sans égal dans l’histoire. Il est paradoxal de se rappeler que cela lui vaudra la plus grande révolte étudiante que la France ait connu ! » plaisante Lelièvre avec sa faconde habituelle.
Le CES est donc un dispositif destiné à capter tous les bons élèves, un certain nombre d’entre eux étant encore scolarisés dans les cours complémentaires qui deviendront CEG. « De ce point de vue, cette réforme a réussi à élargir le recrutement des élites, au prix de quelques dégâts colatéraux qu’on va vite mesurer. Nous en sommes toujours plus ou moins là ».
Dès 1974, Valéry Giscard d’Estaing donne l’orientation du collège unique avec l’ambition de « l’élévation du niveau de connaissance de chaque français » et demande qu’on ajoute à l’obligation de scolarité une « obligation de savoir minimal ». Malgré les attaques de gauche et de droite, y compris des enseignants et de leurs syndicats, il va faire preuve d’une certaine obstination avec la réforme Haby, et publie une brochure intitulée « Savoirs et Savoirs-faire à l’issue de la scolarité obligatoire » oubliée de tous, qui définit un contenu commun appelé à être acquis, y compris par des pédagogies différenciées, par tous les jeunes. Il ne vise pas les élèves en grande difficulté, mais les élèves qui constituent le plus grand nombre. Mais devant les oppositions nombreuses, VGE abandonne ces projets pour rester au pouvoir. Il les ressortira au moment de la campagne de 1981, preuve que ce n’était pas pour lui une question circonstancielle. « J’ai voulu le collège unique dans un but d’unité nationale, parce qu’il manque aujourd’hui une culture commune aux Français » explique-t-il alors dans ses meetings de campagne, réclamant « un grand effort d’éducation pour rendre aux français leur unité culturelle ». Mais il ne sera pas élu…
A quel prix les notions de « socle » et de « culture commune » pourraient ne pas être en opposition ?En 1983, Mitterrand demande au collège de France un rapport à Bourdieu, ardent défenseur « d’un minimum culturel culturel commun, noyau de savoirs et de savoirs-faire commun que tous les citoyens devraient posséder. Cette formation élémentaire devrait être considérée comme le point d’appui pour une éducation tout au long de la vie ». Fin de citation. Mais Chevènement, après avoir déclaré que le document est bon, le met dans un tiroir, s’apprêtant à « siffler la fin de la récréation » de l’ère Savary.
En 1994, Bayrou appele à « rencentrer le programme des collèges vers l’essentiel ». Le Conseil National des programmes, s’appuyant sur le rapport de Luc Ferry, cite aussi bien le terme de « socle commun de connaissance et de compétences » que le terme de « culture commune » et cite notamment l’horizon prioritaire des élèves « moyens faibles ». Dans la revue de Polytechnique, en mars 1996, Ferry justifie finalement le choix de « socle commun » plutôt que « culture commune » en précisant cependant que le Socle Commun n’est pas un petit nombre de connaissances à retenir, mais « l’essentiel des programmes », ce qu’il faut avoir acquis, sans signifier que le reste soit accessoire. Extrait de l’article : « C’est ce qu’on transforme du savoir en culture. le socle commun ne se réduit pas à une conception instrumentale du lire-écrire-compter ».
L’année suivante (1997), le colloque de Marseille est initié par Bautier, Joshua, Rochex… et Lelièvre. S. Josua y explique que la question est des plus complexes, et qu’il faut se méfier de toute conception naturalisante de la culture : « Une solide tradition de critique de l’école montre qu’elle contribue à la Distinction culturelle ». Il fonde alors l’expression « socle de culture commune », rappelant que la société a une responsabilité dans l’évolution de la définition de ce que l’Ecole doit instaurer comme « à enseigner ». Mais l’expression ne fera pas recette.
La vieille question de ce qui doit s’appliquer à tous sans nuire à quelques uns…
Puisque le terme « commun » a pendant quelques semaies disparu de la loi de 2005, avant sa publication, il y a bien des raisons de s’en méfier. Mais la rédaction finale du texte garantit « les moyens nécessaires à l’acquisition d’un socle commun ». La fin du texte de loi insiste à juste titre sur le fait que la logique du socle implique que les grandes compétences ne sont pas compensables. Pour Lelièvre, c’est la logique même de la scolarité obligatoire prise au sérieux.
Mais il constate que les transformations dans les curricula, dans l’organisation de l’école, dans l’évaluation, dans la formation des enseignants n’ont pas été réellement prises au sérieux par les ministres qui ont succédé. « Si on ne sait pas évaluer, on escamote la mesure de ce qui doit être effectivement maîtrisé et on se paie de mots. C’est un vrai défi intellectuel et politique, un problème qui peut apparaître « impossible à résoudre ». C’est au nom de cette difficulté, précise l’orateur, que la réactionnaire loi Falloux avait écarté la scolarité obligatoire, au nom du fait qu’il ne voulait ni demander une « rigueur excessive à certains, ni abaisser les ambitions pour les meilleurs ». Jules Ferry déplaça le problème en 1882 en parlant de « bien apprendre ce qu’il n’est pas permis d’ignorer ». Mais définir ce qui est « indispensable et faisable », c’est très difficile.
C’est toujours cette vieille question qui est au coeur des débats aujourd’hui, ponctue Lelièvre
Comment avancer ?
Thélot avait accepté l’idée d’une Haute Autorité pour l’école obligatoire permettant d’articuler deux niveaux de décision : « La définition du contenu du socle doit être définie politiquement par le Parlement, donnant lieu ensuite à déclinaision dans les programmes, nécessairement négociée avec le corps enseignant et les spécialistes. » Mais ce processus n’a pu aller à son terme. La création du Haut Conseil à l’Education (HCE), organe consultatif rendant compte devant le ministre, n’est pas rien. Mais la création d’une instance rendant compte au Parlement aurait permis de faire les légitimes arbitrages
« L’éducation nationale n’est pas un guichet de services publics » conclut Lelièvre. C’est bien cette question qu’il invite à ne pas oublier…
Frustration de la salle de ne pas pouvoir engager le débat. Mais il faut poursuivre, le menu est copieux…
1. surtout dans le monde syndical qui adore se cliver, ndlr…