Poursuivre, ou pas ?
Fin de manif d’un beau dimanche d’automne ensoleillé. Nous sommes le 19 octobre 2008, nous avons scandé « RASED en vie, envie de RASED », rythmant nos syllabes, tapant dans nos mains des dizaines de fois mais le retour à la maison est amer. Goût d’ enterrement ou de cimetière sans doute. Dans le cortège, chacun arborait son gilet jaune fluo, celui que chacun doit transporter dans sa voiture pour l’utiliser en cas de panne sur la bande d’arrêt d’urgence. C’était bien trouvé. La bande d’arrêt d’urgence, on y est justement, l’an prochain on est renvoyé de nos postes de maîtres spécialisés, on s’arrête en urgence de faire le métier que nous avons choisi. L’aide aux élèves en difficulté d’apprentissage.
L’année avait déjà mal commencé dans mon école. Un petit garçon avait eu un grave accident de circulation sortant de l’école. Comme un mauvais présage. Les pompiers, le petit dans le coma. Une équipe traumatisée. Un enfant à l’avenir brisé…. Je débarquais dans cette école, tissais des liens avec les maîtres, bardée de mon joli diplôme d’enseignant spécialisé pour les aides pédagogiques auprès des élèves en mal d’apprentissage, tout frais estampillé par l’Inspection Académique. Bien qu’exerçant ce métier depuis quelques années, celle-ci s’annonçait être la toute première en totale indépendance et liberté. On me laissait voler de mes propres ailes. Je venais d’apprendre que ce serait aussi la dernière.
Six mois auparavant, un jury de quatre examinateurs était venue me juger, me jauger pendant une demi-journée. Examen sur deux séances avec les élèves, soutenance de mémoire, entretien avec bombardement de questions déstabilisantes. J’étais sortie de là éreintée, comme chacun des collègues de notre formation. Un quart d’entre eux avaient d’ailleurs abandonné en route , avaient repris une classe…ou démissionné. Ecœuré.
Les séances, avec quatre élèves (autant que de membres du jury !) étaient prévues dans leur moindre détail, chaque posture d’enseignant était décryptée, du rôle de médiateur cognitif à celui d’observateur des procédures mises en œuvre par les élèves, en passant par le rôle d’animateur. Les réactions des élèves elles-mêmes étaient imaginées de façon à donner lieu à la plus efficace des interactions entre eux et avec moi. A son arrivée, chaque membre du jury avait trouvé posé sur sa table sept dossiers de sept couleurs différentes avec : – les projets concernant chaque élève individuellement, le diagnostic de ses difficultés dans les différents domaines et les » nouvelles médiations possibles ». – la programmation précise d’une activité, à partir d’un jeu, d’un récit, que j’avais élaboré pour chacun d’entre eux, afin qu’il le présente en classe, permettant enfin de valoriser ces élèves, sans cesse relégués en fond de classe. – les documents spécifiques nécessaires à la mise en œuvre des séances d’enseignement. – la soutenance rédigée de mon mémoire professionnel, remis à chaque membre du jury.
Bref, un examen usine à gaz. L’ordinateur avait souffert aussi, explosé quelques semaines avant la passation, 500 euros à ma charge. L’éducation nationale ne fournit aucun matériel. Nous sommes naturellement des privilégiés.
Je venais donc d’apprendre que les RASED étaient en soins palliatifs jusqu’à la rentrée prochaine. Trente pour cent des postes supprimés chaque année. L’agonie durerait trois ans. Je serai probablement dans le premier convoi. Même s’il est parfaitement déplacé, c’est le mot qui m’est apparu tout de suite. Premier convoi. Mes origines et l’histoire de ma famille ne sont jamais très loin. Un peu plus tard, je lis un texte émanant de l’administration et détaillant les fameux projets ministériels : » Les postes libérés seront fermés après le départ de leur titulaire ». Là encore, je ressentis, bêtement, des lois d’une autre époque dont j’ai tant entendu parler. La façon de dire les choses peut être, le manque d’humanité sûrement. La comparaison s’arrête là.
Ce dimanche matin, le sentiment d’urgence me saisit, je sais que je dois agir, je passe devant le journal » le Monde » et je dépose un dossier au vigile de service, l’espoir et la colère au ventre. J’envoie des mails angoissés à tous les courriers de lecteurs.
« Un saccage incommensurable »
« Un saccage incommensurable », c’est en ces termes qu’André Ouzoulias, Professeur à l’IUFM de Versailles, spécialiste de l’enseignement de la lecture, commente la suppression annoncée de 3000 postes de maîtres spécialisés dans l’enseignement pré-élémentaire et élémentaire. Ces maîtres, dont quasiment la moitié va disparaître l’an prochain et probablement le reste l’année suivante, sont sélectionnés à l’issue d’une année minimum de formation continue par un examen sélectif et exercent à l’heure actuelle dans des Réseaux d’Aides Spécialisées aux Elèves en Difficulté (RASED). Si certains maîtres sont spécialisés pour prendre en charge des élèves présentant des handicaps perceptifs, moteurs, ou mentaux, d’autres, ceux concernés par les nouvelles mesures (maîtres E et G), s’adressent à des élèves qui rencontrent des obstacles pour entrer dans les apprentissages alors que leur intelligence est normale et qu’ils ne souffrent d’aucun handicap particulier. Grâce au travail en petit groupe avec ces maîtres et à une pédagogie adaptée à leur besoins particuliers, de nombreux élèves de cycle 2 hermétiques à la lecture en classe et peu réceptifs au travail scolaire révèlent et développent leurs compétences. Ainsi, comme le souligne encore André Ouzoulias, » le ministère prend dans le domaine de l’éducation, une mesure qui reviendrait, dans celui de la santé, à supprimer les spécialistes tout en proclamant que les généralistes sauront répondre aux besoins des patients « . En effet, il revient au maître de la classe désormais de gérer, grâce à deux heures de soutien hebdomadaires, l’ensemble des difficultés rencontrées par ses élèves. Si ces deux heures peuvent être utiles pour certains enfants, peut-on raisonnablement croire qu’elles vont permettre de faire diminuer sensiblement l’échec scolaire et qu’il faille pour autant supprimer les autres types d’aide?
Très vite, des contacts téléphoniques sont établis avec des journalistes. Les mails pleuvent, les coupures de presse aussi : » Le gouvernement veut raser les RASED « , » Les élèves en difficulté sur le carreau « , » Les RASED ont le blues « . La résistance s’organise. Bientôt, tous les parents, tous les citoyens connaîtront ces initiales. Un immense courant de sympathie va nous réchauffer au cœur de ce glacial hiver. Il m’aide à poursuivre mon métier. Les enfants davantage encore.