Journée d’étude « Eclairer le présent !» au Parc culturel de Rentilly :
Par Jeanne-Claire Fumet
La médiathèque départementale de Seine-et Marne dédiait, ce mardi 13 avril, une journée d’étude à la pensée populaire, sous l’égide de Diderot et de l’héritage des Lumières. Ouverte aux professionnels de la culture et du patrimoine, elle entendait mettre en valeur l’importance du rôle des structures locales dans la démarche d’accession du plus grand nombre aux ressources intellectuelles et culturelles . Au fil des interventions, la journée a pris le ton d’un véritable appel à la résistance contre l’amnésie et l’indifférence aux valeurs de la pensée éclairée.
Lors de la journée d’étude intitulée, intitulée « Éclairer le présent : hâtons-nous de rendre la pensée populaire » qu’elle organisait dans le cadre somptueux du Parc culturel de Rentilly, la médiathèque départementale de Seine et Marne a présenté aux acteurs des réseaux de bibliothèques et médiathèques locales un ensemble de pistes pour développer la découverte et la transmission des sciences humaines auprès du public.
Le journaliste Philippe Petit, qui en assurait l’animation, a situé d’emblée l’esprit de la journée : la culture ne doit pas devenir l’objet de « pratiques culturelles » séparées de la vie sociale et citoyenne. Mais le développement populaire de la culture ne peut pas se faire non plus sans un arrachement, une émancipation par rapport à un monde où la loi du « trop-plein », de la réplétion par l’excès, comble le manque intellectuel avant même qu’il ne vienne à la conscience.
Premier intervenant, Christian Godin, auteur d’une Philosophie pour les Nuls (First Editions 2008) mais aussi d’une somme encyclopédique sur la Totalité (Champ Vallon 1998-2003), propose de voir dans la philosophie un moyen de se déprendre de soi, pour chercher plus haut que soi. Que l’on y vienne pour se préserver de la spécialisation, en dilettante sérieux, ou pour chercher sans fin la vérité, la philosophie est toujours une pensée du long terme qui travaille à élaborer du sens, des relations entre les valeurs auxquelles on croit et la réalité. Cela suppose d’ouvrir les voies entre les domaines de culture, à quoi elle ne ne parvient guère, regrette-t-il. La philosophie universitaire, emmurée dans sa tentation scolastique, ignore la philosophie médiatique, qui exploitant la veine existentielle et morale fourbit des solutions toutes faites, tandis que la philosophie scolaire s’efforce de rester audible, loin de la création conceptuelle et de la recherche, d’ailleurs plus vivaces et fécondes que jamais. Il faut se souvenir pourtant que la philosophie n’est pas une science humaine compartimentable, mais la tentative rationnelle de construire un sens d’ensemble.
Une jeune anthropologue, Priscille Touraille, vient ensuite exposer l’hypothèse inattendue de ses recherches de Doctorat : le dimorphisme sexuel de la taille, dans l’espèce humaine (Hommes grands, femmes petite: une évolution coûteuse, Maison des sciences de l’Homme 2008), est une aberration au regard de la biologie évolutive. La sélection aurait dû favoriser les femmes de grande taille, dont le bassin est mieux adapté à l’accouchement dans les conditions naturelles. C’est l’inverse qui se produit : effet inattendu d’une contre-sélection fondée sur le genre, c’est-à-dire l’élaboration sociale des normes de différenciation des sexes. Écartées de la chasse, activité masculine par symbolisation, les femmes sont rationnées dans leur apports protéiques alimentaires, et d’autant plus vulnérables aux pénuries qu’elles sont de grande taille. L’avantage biologique se retourne en défaut sous la pression de l’organisation sociale. Mais l’objet de P. Touraille, dans ce rapprochement entre anthropologie et biologie, réside aussi dans la critique d’une dérive des « genders studies ». A trop vouloir penser le genre comme construction artificielle de l’ordre social, on oublie les éléments de de la réalité biologique, irréductibles à une déconstruction analytique. La confusion conceptuelle qui en résulte dans l’esprit du public renforce plus lourdement encore les normes pénalisantes intégrées par nos traditions culturelles.
Une intervention de Scarlett Beauvalet, historienne moderniste et spécialiste de la démographie, vient ensuite indiquer le profond écart existant entre l’ordre des discours, tels que recensés dans les sources institutionnelles, et la réalité des pratiques sociales. Le cas du veuvage féminin (Être veuve sous l’Ancien Régime – Belin 2001) permet de comprendre cet écart : tandis que le discours officiel sur la femme la montre incapable juridiquement, débile (faible) et inachevée médicalement, ménagère et mère pour la religion, affective et sensible à l’excès pour les arts et la littérature, le cas du veuvage permet de déceler au fil des documents usuels et privés un statut libre, de plénitude juridique, d’autorité et d’activité sociale beaucoup moins dévalorisé. Si l’écart est moins lisible, il n’en est pas moins réel pour le reste des femmes : ce qu’explique la nature particulière du droit d’Ancien Régime, où les règles se cumulent et se combinent sans s’annuler, de manière à former un fonds vivant où la pratique permet d’aménager des motifs arrangeants. Paradoxalement, le Code Civil et ses décrets rigides viendront tarir cette source méconnue de la liberté féminine.
Charles Melman, psychanalyste, propose un questionnement sur la société de la toute-jouissance immédiate qui caractérise notre époque. Société de contrats, souligne-t-il, où les rapports inter-individuels (sur le modèle des rapports internationaux) ne sont plus protégés de la violence de l’affrontement par la médiation d’une autorité tierce qui garantirait chacun des membres contre l’exigence de l’autre. Manque d’un tiers référent, que l’on peut rattacher à l’analyse freudienne du Complexe d’œdipe, chargé de briser l’exclusivité tyrannique et destructrice d’un rapport duel. Ainsi du PACS comme contrat, contre le mariage, engagement sacramentel et civil, mais qui engage la responsabilité des époux au regard d’une instance qui les dépasse et les surplombe. Qui commande ? s’interroge Ch. Melmann, dans une société où tout se négocie selon la règle de la meilleure jouissance et du plaisir narcissique. L’effacement des figures tutélaires de l’autorité, immanentes à la structure sociale, laisse ouvert le champ pour l’invention d’une nouvelle norme transcendante.
Se succèdent ensuite Françoise Ascal, écrivain en résidence au Parc, qui procède à la lecture de ces travaux en cours, et Hélène Renaud, chargée des cafés historiques en région Centre, venue dispenser de précieux conseils techniques aux bibliothécaires tentés par la solution de lieux de débats et d’échanges vivants.
Autre modèle pratique, l’intervention de Léon Wisznia, co-fondateur de Citéphilo, qu’il qualifie lui-même de Marathon philosophique : 3 semaines, chaque année, la ville de Lille est le théâtre de multiples interventions, débats, réflexions, rencontres autour de la philosophie (thèmes, auteurs, ouvrages, questions d’actualité, demande émanées du terrain). Cet événement, plus copieux que les autres manifestations de ce genre (comme à Nantes ou à Blois), fonctionne en grande partie grâce à la mobilisation bénévole de nombreux professeurs de lycée et d’étudiants, et permet la réalisation de moments mémorables comme la rencontre en 2004, un an après les accords de Genève, d’un ancien représentant de l’OLP à Jérusalem et d’un ancien chef du Shin Beth (services de sécurité intérieure d’Israël).
La journée s’achève avec Daniel Kupferstein, documentariste, qui souligne la différence de point de vue et de traitement des données entre le documentaire et le reportage. L’extrait d’un film réalisé à la Cité Balzac de Vitry, après la mort de la jeune Sohane, brûlée vive, met en évidence les maladresse de l’urgence du reportage, dont le parti-pris d’objectivité recouvre les erreurs d’appréciation, au regard d’une approche subjective assumée mais qui traque la vérité des faits dans la singularité des êtres et des situations en cause.
En conclusion, pour éclairer les enjeux de cette journée dédiée à la culture populaire, Christain Godin reprend une phrase de Françoise Ascal : « il se peut que nous devenions amnésiques ». Le fil qui relie toutes les interventions, remarque-t-il, réside dans la mémoire : menacée par l’amnésie, sous l’urgence du présent et du futur immédiat, par le pathétique – nostalgie et émotion substituées à la réflexion, par l’inflation commémorative, qui la déguise en son contraire et aplanit le passé en le simplifiant. Contre cela, le rôle de la transmission du patrimoine, de ce qui a besoin d’être conservé, pour renforcer le lien vivant de l’humain avec sa propre mémoire, se révèle essentiel.
JC Fumet