« Élève des truites en eau sale, elles prendront le goût de vase. Élève des grenouilles en eau claire, elles prendront goût de truite. »Fernand Deligny, Graine de crapule.
Est-il possible de faire classe en pensant d’abord à ces élèves que l’on envoie aux dispositifs d’accompagnement ou d’aide individualisée ? Ouvrant les deux journées organisés par le GFEN pour « retourner la peau du destin », Jacques Bernardin n’entend pas qu’il faille enseigner moins (de contenus, de savoirs), mais autrement. « Pour que les notions soient profitables à tout le monde et pas seulement à ceux le plus en connivence avec la culture scolaire, la nécessité s’impose de changer de regard sur la difficulté, de mieux l’appréhender pour transformer ses façons d’enseigner. Parce qu’au final aider ceux qui en ont le plus besoin, c’est surtout changer de pratiques pour tous ».
Il demande de regarder en arrière : « nous avons quelques années d’expériences élargies des dispositifs d’aides. Aujourd’hui, on peut s’appuyer sur des constats ». Pour lui, l’avis de ceux qui craignaient que ces dispositifs ne résolvent rien est conforté par un rapport de l’Inspection Générale, co-rédigé par celle qui va lui succéder à la tribune, Anne Armand :
1) ces dispositifs accroissent la fatigue des enseignants et des élèves, voire la saturation des élèves en soutien scolaire ;
2) même quand l’investissement est jugé positif par des enseignants, des élèves, des parents, «l’étude des effets sur la réussite des élèves nuance l’appréciation ». Un effet pervers est observé sur les élèves en grande difficulté, qui se mobiliseraient moins sur le temps scolaire, plus prompts à attendre qu’on reprenne pour eux hors temps scolaire.
Une focale sur l’enseignement en zone prioritaire
C’est le lieu « par nature » (?) où l’on attend les difficultés, où l’on cherche à tout prix à aider élèves et enseignants. Il mérite qu’on s’y arrête, tant d’un point de vue pédagogique, que du point de vue des orientations politiques. Les exposés d’Anne Armand et Jean-Yves Rochex ont un parti-pris différent, mais ils ne sont pas sans résonance :
– Anne Armand s’interroge d’abord sur le lexique employé : « plus on rencontre un mot, plus on peut s’interroger sur son sens ». Elle propose donc d’interroger les mots « accompagnement », « dispositifs », « individualisation »…
Y a -t-il quelque chose de particulier à dire sur l’accompagnement en ZEP ? Non, rien de particulier, surtout en ce moment où on mange « l’accompagnement » à toutes les sauces : « personnalisé », « individualisé », « dans la voie professionnelle », etc . D’ailleurs même l’institution joue le jeu et dans sa fonction, A. Armand demande elle-même aux corps d’inspection d’accompagner de près les équipes de RAR… Le terme semble usé à force d’être utilisé. Anne Armand tranche : il n’y a pas de question d’accompagnement dans les RAR parce que tous les élèves ont besoin d’être accompagnés. C’est donc une notion diffuse, comme le dit une enseignante dont elle rapporte les propos : « Il y a tellement d’élèves à aider que je ne sais pas par où commencer » : si il faut accompagner tout le monde, où est l’accompagnement ?
L’individualisation :
Si elle n’est pas contre le principe que l’Éducation nationale s’empare du mot « individualisation », elle précise toutefois que l’école n’est pas faite pour des individus mais pour des élèves… N’y-a-t-il pas, dès lors, une certaine utopie à parler d’individualisation ? Les termes risquent donc de passer de l’état de concepts à celui de slogans. Pour elle, il faut donc « aller au cœur de la classe, au cœur de la réflexion didactique et pédagogique », sans cesser se demander : « ce que je fais là maintenant, en quoi ça aide les élèves ? »
Pour ne pas perdre de vue l’enjeu des apprentissages, elle illustre son propos prenant exemple des « enfants CAMIF », ceux pour lesquels l’enjeu de la tâche est systématiquement repris en famille. « Nous savons dire à nos enfants : « ne t’inquiète pas pour ton contrôle, tu as appris, tu as compris qu’il faut procéder ainsi, etc… ». La question essentielle lui semble donc de travailler avec tous les « mots de l’école, les verbes en particulier qui correspondent au langage des opérations que l’on pratique », désigner les opérations mentales convoquées dans un apprentissage. Encore une façon de lever les implicites.
Les dispositifs :
Anne Armand évoque une évolution dans la conception du métier. Elle constate que beaucoup d’enseignants ont aujourd’hui le sentiment de se réunir beaucoup et longtemps, de produire des écrits longs et pas toujours productifs… « Accompagner les élèves, c’est beaucoup de réflexion oui, mais ce n’est pas nécessairement une mise en œuvre compliquée, lourde et voyante. » Si l’institution demande des projets « montrables », Anne Armand propose d’arrêter de vouloir montrer, mais d’envisager l’accompagnement en trois temps, « avant, pendant, après », c’est à dire tout au long de son parcours scolaire et non à des moments ponctuels. Mais il est urgent d’appréhender la difficulté comme un symptôme et de chercher la nature du problème derrière ce qui s’exprime. Ce diagnostic est indispensable, sinon « ne sachant pas où on va, on arrive ailleurs »
Elle appelle la salle à s’appuyer sur les travaux scientifiques, citant Dominique Bucheton et Christine Félix. « Regardons-nous faire, écoutons-nous pour mieux refaire avec moins d’implicite : en se demandant pourquoi cet élève ne comprend pas. A partir de là tous les dispositifs sont bons. »
Les conceptions et orientations politiques, Jean-Yves Rochex
Jean-Yves Rochex fait un exposé clair, précis, finement ciselé sur l’évolution de ces politiques en France, et explique le glissement d’une logique du territoire à une logique de l’individu.
Les politiques ciblées sur certains publics scolaires recouvrent des réalités un peu différentes, que l’on soit dans les premiers pays où elles ont été mises en place – Angleterre (1970), France (années 80), Belgique, Suède, puis Grèce et Portugal, ou dans les derniers pays qui ont rejoint l’Europe, comme la république tchèque et la Roumanie. Huit pays européens ont fait l’objet d’une étude comparative parue à l’INRP en octobre 2008 (L’éducation prioritaire en Europe. Conceptions, mises en œuvre, débats – sous la direction de Marc Demeuse, Daniel Frandji, David Greger et Jean-Yves Rochex).
Dans le 1er âge de leur vie, ces politiques, centrées sur des « zones d’éducation prioritaires » sont ciblées sur des catégories sociales, des territoires et des établissements situés dans les territoires. La rhétorique était basée sur la lutte contre l’inégalité avec l’adossement théorique de la sociologie critique de Bourdieu. C’est une juxtaposition de mesures à la fois de compensation et d’innovation. On croit souvent alors que l’innovation pédagogique est d’emblée démocratisante… L’état est prescripteur de normes et la liberté pédagogique est laissée aux enseignants. Ce mode de gouvernance a été la cible à la fois de critiques conservatrices (nivellement par le bas) et de critiques progressistes (espoir déçu de la démocratisation).
On passe ensuite à un nouveau mode de régulation où c’est l’éducation (et non plus les zones…) qui va devenir prioritaire Pour J.-Y. Rochex, s’installe progressivement un « quasi-marché » avec le choix de l’établissement pour les familles et la « liberté » de l’établissement est accrue. L’offre éducative se diversifie. L’État se fait évaluateur, les enquêtes se multiplient. Pour transformer les politiques et mettre en concurrence les établissements, il contrôle et promeut les bonnes pratiques et les bons établissements. C’est ce que les auteurs de l’enquête Europep appellent un modèle de « gouvernance » « néo-libéral ».
Ce 2ème âge fait appel à trois mots de référence : qualité, efficacité, équité (et non plus égalité). On promeut une garantie minimum d’acquis : les compétences-clés, le socle commun inscrit dans la loi (aligné sur le SMIC social, considéré, lui, comme un progrès, d’ailleurs). Mais les écarts entre les extrêmes continuent de croître… Évoquant cette politique, en parallèle avec celle de la lutte contre l’exclusion sociale, Dubet parle de « bien traiter les perdants du système scolaire »… Pour J.-Y. Rochex, c’est la preuve qu’on se préoccupe désormais de pacification sociale pour les perdants de la compétition sociale.
Le 3ème âge voit apparaître l’effacement du ciblage sur les territoires au profit du ciblage sur les populations. Ce 3ème modèle n’est que très peu débattu tant il s’impose comme une nouvelle doxa : on prône la maximisation des chances de réussite de chacun, l’individualisation. Les élèves ont tous des « talents » à faire « fructifier ». On retrouve des catégories hétéroclites « d’ayant moins » démultipliées, des élèves ou des groupes d’élèves « à risques », comme dans le modèle épidémiologique : les élèves à BEP (besoins éducatifs particuliers), les EIP (élèves intellectuellement précoces), les enfants du voyage, les ENAF (élèves nouvellement arrivés en France), etc… avec autant de sigles ou acronymes…
Le croisement se fait plus étroit entre l’éducation prioritaire et l’éducation « spécialisée », qui depuis la loi de 2005 sur le handicap, parle d’accessibilité et de compensation pour les personnes handicapées. « On est dans le même registre avec ces publics spécifiques .
La rhétorique dominante se base sur la réussite de tous, la découverte par l’élève de son excellence propre, la méritocratie (depuis le rapport Thélot, les orientations de Ségolène Royal au ministère, la promotion de l’élite des quartiers à Sciences Po…). On voit une floraison de dispositifs hors l’école et on assiste à une désétatisation grandissante.
Pour J.-Y. Rochex, « ces politiques tournent délibérément le dos à celles des zones d’éducation prioritaire d’origine. »
En guise de conclusion provisoire…
Il termine par ce qui pourrait être ressenti comme une provocation : les politiques d’éducation prioritaire n’y ont-elles pas contribué à leur insu ?…
Il appelle à reconsidérer les rapprochements selon lui trop rapides entre innovation et démocratisation, la vulgate de la pédagogie de projet, les pédagogies actives, pseudo-constructivistes qui partagent la même part d’implicite pour les élèves de milieu populaire… La salle acquiesce, un peu sonnée malgré tout. L’an passé, c’est Stéphane Bonnery, du même laboratoire de Paris 8, qui avait mis la première couche…