Croiser l’expérience des métiers, les politiques publiques et la recherche
« Mêler les expériences et les métiers, ce n’est pas si courant, en particulier pour parler des jeunes enfants. Ces deux jours nous permettent de mettre entre parenthèse de nos préoccupations quotidiennes pour rencontrer » introduit Nicole Geneix, présidente de l’Observatoire de l’Enfance. « Interroger les conceptions des différents professionnels qui travaillent sur cette question, avec l’appui de la recherche, c’est outiller notre engagement professionnel.
Place du tout petit dans la société et dans les politiques publiques…
La notion même de « petite enfance » n’est pas stabilisée dans notre pays, selon les ministères, les collectivités locales, chacun utilisant des bornes différentes : de la naissance à trois ans, ou de la naissance à six ans, comme c’est le choix que fait l’Observatoire de l’Enfance, contrairement à la terminologie employée à l’Education Nationale. Selon la récente enquête de la DRES, les enfants sont, avant trois ans, 8 à 9 % à être accueillis en structure collective, 20% accueillis par une assistante maternelle agréé, 67% dans la famille, généralement par la mère, 2% par un salarié au domicile des parents. Le débat sur les mérites comparés de la crèche ou de la maternelle sont donc très théoriques : en dix ans, le taux de scolarisation est passé de 35% à 25% d’une classe d’âge.
L’incidence de la naissance d’un enfant reste donc fort pour la carrière professionnelle des femmes, surtout pour celles qui ont les emplois les moins qualifiés et doivent faire le choix de cesser de travailler faute des moyens financiers de faire autrement. « Le déterminant de la réussite essentiel des élèves, selon de récentes enquêtes, est le niveau acquis en début de CP. Ce n’est pas que démoralisant : c’est donner de la noblesse et de l’ambition aux défis que doivent relever les différents professionnels et les institutions pour les enfants les plus fragiles. » Nombre d’expériences locales montrent l’étendue des possibles, mais elles restent trop souvent isolées et peu soutenues, au-delà de l’engagement des professionnels qui les initient. Travailler sur la petite enfance, c’est forcément ne pas oublier le lien indiscutable entre l’insertion professionnelle des femmes et la lutte contre la pauvreté et les conditions de vie précaires des jeunes enfants.
Anne-Marie Chartier : « L’histoire de la psychologie impacte nos manières de penser »
« En France, chaque monde professionnel a son univers qui nous parait très spécifique, mais quand on se déplace à l’étranger, on mesure combien cet écart est minuscule, comparativement à la norme en vigueur en Amérique Latine et l’Asie ». C’est pourquoi Anne-Marie Chartier a été amenée à regarder de près quels impacts ont eu les différents courants psychologie sur les représentations des éducateurs, pris au sens large du terme, parents compris.
Elle identifie trois grands courants dont nous sommes héritiers sans toujours le percevoir :
– la psychologie expériementale de Binet
– la psychanalyse
– la psychologie génétique, qu’on appelle aujourd’hui constructiviste, de Wallon à Piaget, marqués par des orientations idéologiques souvent divergentes.
« Les deux premiers naissent à la fin du XIXe siècle, mais n’auront réellement d’impact que bien plus tard, alors que les travaux de Piaget et Wallon ont un impact plus immédiat ». Binet construit sa réflexion autour de la dispute sur les élèves qu’on qualifie à l’époque de « non scolarisables », mais qu’on va considérer comme « éducables » sous la houlette des médecins. A cet époque, les enseignants sont bien plus occupés par les enfants ingérables, « caractériels » qu’on cherche à retirer de l’influence néfaste de leurs familles par la création des internats. Pour la petite enfance, Bient va léguer l’idée du lien entre l’intelligence et la précocité, mais aussi un continuum entre les apprentissages langagiers et l’apprentissage de l’écrit, qui est à l »époque une révolution. Son « échelle de développement » entre débiles profonds et débiles légers, caractérise ceux qui pourront ou pas apprendre, mais construit aussi l’idée que les simulations précoces permettent de développer les compétences.
La banalisation de la psychanalyse jusqu’aux journaux populaires nous fait aujourd’hui oublier combien Freud déconstruit la genèse psychique d’une manière à l’époque ahurissante, dont se méfient très longtemps les psychogues, notamment autour de la question du désir du nourisson. Elles n’entrent donc pas dans les conceptions des éducateurs avant les années soixante, avec les progrès de la médecine et de la prévention : tant qu’on se préoccuppe de la survie et de l’hygiène ordinaire, on ne se préoccupe que peu de la vie psychique… C’est aussi sans doute une conséquence de la rupture avec la vie rurale et la transmission mère-fille, avec l’irruption des média dans la culture éducative. Ces transformations vont avoir du mal à passer dans les institutions, soumises aux emplois du temps et à l’ordre : « n’oublions pas que les enfants étaient attachés sur le pot jusque dans les années 70 dans certaines structures d’accueil »… Dans ce contexte, précise Anne-Marie Chartier, rien d’étonnant à ce que l’idée qu’il faille être très qualifié-e pour travailler avec des jeunes enfants mette du temps à passer dans la société.
La psychologie du développement, qui essaie de tenir en même temps le développement moteur, affectif et cognitif, va se cliver entre les entrées de Piaget et celle de Wallon. Piaget est d’abord interessé par les capacités mathématiques des jeunes enfants, et définit des stades de développement. Wallon, puis Vygotski, creusent la question de l’interaction entre la culture et la nature, l’individu dans le social par les émotions et le langage, la construction du langage intérieur, l’étayage de l’enfant par l’adulte.
Toutes ces théories vont avoir progressivement des influences sur les manière de penser les apprentissages, avec la définition progressive de « pédagogies nouvelles » appuyées sur le fondement scientifique de ces recherches. La psychologie de Binet produit la notion de retard et la fausse croyance de la continuité entre l’oral et l’écrit. La psychanalyse a produit la crainte de produire, à travers des gestes anodins, des catastrophes. La psychologie du développement a mis l’accent sur l’activité de l’enfant, en mettant au second plan la place magistrale. Or, plus la recherhce avance, et plus les spécialisations successives amènent un regard de plus en plus focaliser. Cependant, on a définitivement rompu avec l’idée d’un développement harmonieux, d’une « culture de l’efficacité ». Qui décide de ce qui est bon pour l’enfant ? La recherche est loin de nous dire tout sur la question… Et entre « développe le potentiel de l’enfant » et « prépare le correctement au CP », la tension est plus que difficile pour les professionnels…Yves Fournel : « L’urgence du service public de la petite enfance »
L’adjoint au maire de Lyon et président du Réseau des Villes Educatrices, n’a pas sa langue dans sa poche :
« Faut-il parler de politique publique pour la petite enfance ? Rien n’est défini dans la loi, ne serait-ce que sur le niveau de collectivité qui a la compétence pour le faire. » C’est donc pour lui la preuve que c’est une question en soi. Il affiche donc le parti-pris d’un « enjeu collectif que nous devons assumer » et appelle à traiter en cohérence la tranche d’âge de 0 à 6 ans, « décisive pour leur épanouissement et leur développement ». Pour lui, on ne peut pas réduire la question à de la prestation de service, ou laisser les parents se débrouiller seuls. « La société, et donc les politiques publiques locales et nationales sont jugés à l’aune des moyens qu’ils mobilisent pour cela… Nous sommes à un moment particulier, charnière. Ou nous franchissons un cap décisif, ou nous allons reculer pour longtemps, vers la marchandisation et la privatisation, alors même que les expériences locales, notamment les structures passerelles et l’aide à la parentalité ouvrent la voie à l’évolution des politiques publiques, que les enjeux sociaux, economiques, culturels le réclament. » Pour cela, le développement de réseaux locaux sous l’impulsion des collectivités, le mouvement de coopération entre les écoles et les structures sont des appuis, le développement de la formation et des professions en sont un autre. Mais malgré le développement de l’offre, il manque encore beaucoup de places et les inégalités sont grandes entre les territoires. « Il faut donner une place à chacun en même temps qu’il faut financer la qualité et la qualification des personnels ». Il faut se questionner sur le développement de structures privées, conséquence du glissement sémantique vers la « prestation de services » plutôt que comme projet éducatif global. l’avatar des « jardins d’éveil » est un échec national.
Avec les associations, les syndicats et les élus, il travaille donc à la définition d’un « service public de la petite enfance » et à son cahier des charges, avec obligation de moyens de l’état pour l’école maternelle. « C’est la première fois que se strucutre un contenu précis validé par toutes les composantes, c’est vraiment l’enjeu de demain ».
Les questions de la salle ramènent le concret du réel, et les inquiétudes fusent : tiraillement de l’école maternelle soumise aux abus des évaluations à court terme, difficultés des conditions de travail et qualification dans les structures de la petite enfance, écarts entre les zones riches et pauvres sans péréquation, place des femmes dans la société, obsession de la sécurité, nécessité de mieux prendre en compte les besoins de confort et de bien-être des jeunes enfants…
« Au nom de la construction de l’avenir, et de la crainte de l’échec scolaire, il ne faut pas sacrifier le présent » insiste Anne-Marie Chartier, très applaudie. « Dans ma carrière de chercheur, je ne me suis sans doute pas assez intéressée aux finesses de la sieste ou de la cantine. Et c’est ce que nous aide à construire un lieu comme l’Observatoire de l’Enfance » conclut-elle en rendant hommage aux organisatrices de la journée. Le rapport de l’OCDE -petite enfance, grands défis- montre que l’évaluation de la France est assez sévère, louée pour l’école maternelle, mais moins en avance sur les questions éducatives et le bien-être des enfants. « Les courants politiques, selon les moments ou les sujets, nous présentent des modèles parcellaires, voire contradictoire sur ces questions, LOLF oblige ». Nicole Geneix conclut la matinée : « Je ne crois pas aux grands complots, mais si on affaiblit les ambitions, l’éthique et les savoirs des professionnels, on prend un risque pour l’avenir. Si la scolarisation des deux ans recule, c’est certes pour des raisons comptables, mais aussi parce qu’on a du mal à construire les réponses spécifiques et les compétences professionnelles qui vont avec. »