Marcel Crahay, chercheur belge travaillant désormais à Genève, est l’un des plus fins connaisseurs des systèmes d’éducation et des paramètres qui jouent dans la réussite des élèves. Ses ouvrages («L’Ecole peut elle être juste et efficace », « Peut-on lutter contre l’échec scolaire ?») sont des mines pour comprendre ce qui peut rendre l’école inégalitaire, malgré les déclarations de bonnes intentions.
C’est dans un article publié dans la Revue Française de Pédagogie qu’il a pris ouvertement un parti très distant envers la référence aux compétences dans l’enseignement, mettant en débat leur présupposés scientifiques. « L’école ressemble à une mer tumultueuse » où déferlent des vagues successives : pédagogie active, pédagogie par centres d’intérêt, pédagogie fonctionnelle, pédagogie par projets, pédagogie par objectifs et, dernière écume, pédagogie par compétences. Ce ne sont pas, dit-il, que des modes, mais une « réorganisation de ce croyait comprendre le système précédent »…
Il explique que concept de compétences réalise « le consensus de groupes de pression très différents, entre les attentes du patronat pour lequel il est urgent d’étendre les savoir-agir, et celle de courants pédagogiques pour lequel il est important de développer le pouvoir-agir ».
Il prend au pied de la lettre la définition de Le Boterf (« la compétence ne réside pas dans les ressources (connaissances, capacités, …) à mobiliser, mais dans la mobilisation même de ces ressources. La compétence est de l’ordre du « savoir mobiliser »: mais comment évaluer ce savoir-mobiliser qui devient vite la résurrection du savoir-transférer ? « (son) nom le plus couru est l’intelligence, conçue comme l’aptitude à s’adapter aux situations nouvelles. En définitive, selon nous, la logique des compétences véhicule une idolâtrie de la flexibilité. » écrit-il.
Remontant à la source de l’arrivée des compétences dans l’Ecole, Crahay constate son émergence dans le monde de l’entreprise, le linguiste Chomsy lui donnant son statut scientifique en 1955. Le concept est ensuite repris par l’OCDE qui le diffuse parmi les décideurs des systèmes éducatifs, notamment dans le secteur de la formation professionnelle, puis dans celui de l’enseignement général et, enfin, prise en charge du concept par les Sciences de l’éducation.
Et pour les enseignants ?Mais le concept lui semble loin d’être opératoire pour les enseignants, tant il leur demande de jongler avec des références multiples : « selon la diversité de ses lectures, il lui faut apprendre à jongler avec les connaissances déclaratives, procédurales et même conditionnelles (ou stratégiques) sans oublier les processus méta-cognitifs, avant de s’interroger sur les rapprochements à faire avec les notions de savoirs, savoir-faire, savoir-être, attitudes, habiletés, capacités, schémas opératoires, représentation du problème, schèmes, habitus, etc. Or, paradoxe extrême, la notion de compétence prétend fédérer tout cet arsenal théorique en un unique concept. ». Cessez le feu.
Conséquence de ces critiques théoriques, M. Crahay alerte sur le risque qui consiste à adopter pour critère de compétence la résolution de problèmes complexes et inédits : « c’est confronter les élèves à un niveau d’exigences extrêmement élevé, niveau que la grande majorité n’atteindra probablement pas du simple fait de la haute probabilité des erreurs de mesure ». Et si c’est une erreur de mesure qui fait que le problème n’est pas réussi, faut-il alors déclarer incompétents des élèves qui ne le sont pas moins que leurs condisciples qui réussissent l’épreuve ?
C’est, écrit Crahay, un des risques majeurs de l’approche par compétence : la confusion entre situations d’apprentissage et d’évaluation.
Du disciplinaire, oui mais pas n’importe comment !S’il reconnaît aux « compétences » un mérite, c’est celui d’avoir remis au-devant de la scène pédagogique la problématique de la mobilisation des ressources cognitives en situation de résolution de problèmes. Vrai problème auquel le concept de compétence apporte, selon lui, une mauvaise réponse, parce qu’il est comme la caverne d’Ali-Baba, « un fourre-tout conceptuel ».
Crahay n’absout pas pour autant l’approche traditionnelle de l’enseignement disciplaire. Pour «dépasser l’acquisition de savoirs morts », il reconnaît qu’il faut « rendre l’élève autant que faire se peut capable de mobiliser des ressources cognitives pour résoudre des problèmes ».
Mais de quoi s’agit-il, pour l’élève ? « Agir de façon adaptée en situation, c’est d’abord comprendre cette situation ». Comme le dit son concitoyen Rey, « comprendre dans quelle famille de tâches » on se trouve.. Dans certains cas, la situation évoque d’emblée une représentation appropriée ; mais dans d’autres cas, il lui faut construire cette représentation.
C’est bien à un changement de point de vue sur la situation d’apprentissage qu’il appelle : « Il faut cesser de considérer la pratique comme un exercice ou une répétition en vue de fixer une règle ou un principe ; la pratique est à la fois la source de la connaissance, sa finalité et son lieu de validation. Entre le faire et le connaître, les relations sont de nature dialectique et c’est ainsi qu’il faut les faire vivre à l’école. ». D’un autre point de vue, Michel Fayol ne dit pas quelque chose de très différent : « La question la plus essentielle est […] celle du passage de réussites locales non coordonnées et liées à des paramètres contextuels divers à une compréhension généralisée et nécessairement plus abstraite »
Le modèle du « champ conceptuel » de Gérard Vergnaud lui semble plus à même de « revivifier le disciplinaire » : pour assurer la mobilisation des connaissances en des contextes diversifiés, il faut articuler trois moments didactiques : d’abord, une phase de construction des apprentissages en contexte ; ensuite, une phase de décontextualisation ou de transfert (ou encore de diversification contextuelle) et, enfin, une phase de retour réflexif ou méta-cognitif sur ces apprentissages.
On est loin des compétences transversales.
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