Analyser l’activité enseignante et l’évaluer : quels enjeux, quels liens, quels compatibilités ?
Autour de ces questions, l’INRP et le centre Alain-Savary invitaient trois équipes de recherche à partager leurs expériences avec celles de formateurs de terrain : conseillers pédagogiques, maîtres-formateurs, IEN.
« L’analyse de l’activité se préoccupe peu de l’évaluation, et les spécialistes de l’évaluation se préoccupent peu de l’activité des enseignants », introduit M. Bois, responsable de l’INRP.
Françoise Carraud, qui tente de « marier » les ressources de recherche disponibles, notamment dans le cadre du centre Alain Savary, revient sur les différents axes du travail : quels obstacles à l’évaluation ? quels effets socialement discriminants dans les pratiques enseignantes ? Derrière les pré-supposés idéologiques, pas si simple d’avoir des preuves… C’est pourquoi elle a demandé à plusieurs laboratoires de venir présenter le fruit de leurs recherches.
Pour Richard Wittorski, de l’équipe CIVIIC de Rouen, si on parle de plus en plus de « l’activité professionnelle des enseignants », c’est sans doute parce qu’on demande de plus en plus aux professionnels d’être des « acteurs » (et pas seulement des membres d’une institution), mais aussi pour mieux comprendre comment l’activité elle-même est une occasion d’apprendre : on se forme en travaillant.
Vouloir « analyser » l’activité de l’enseignant, est-ce seulement la décrire ? La décomposer ? « Faire parler » ce qu’on a sous les yeux pour « comprendre », par le filtre d’un modèle d’analyse ? Mais s’il faut être « outillé », les modèles sont pluriels : généralement, on pense l’activité dans une situation sociale. Yves Clot fait référence au « genre professionnel » qui inscrit le travail dans les controverses au sein d’un collectif, Yves Schwartz insiste sur l’idée d’une « rencontre » entre une personne et une situation. D’autres courants (« l’analyse de pratiques », « la didactique professionnelle ») tentent de dégager des modèles pour « accéder » à l’activité. Selon les courants, on enregistre des films, des traces, on fait raconter, on utilise des comptes-rendus. Parfois, le point de vue du chercheur disparaît derrière celui du sujet lui-même. La question des « subjectivité » (dans tous les sens du terme) reste entière : selon son expérience, sa culture et ses modèles de référence, on ne « lit » pas la même chose dans les matériaux qu’on dissèque…
Pour Anne Jorro, il ne peut y avoir d’évaluation d’une pratique professionnelle sans analyse. Le système éducatif réclame de plus en plus un pilotage en regard d’indicateurs internationaux, ce qui génère chez les enseignants un sentiment de contrainte devant l’évaluation. Ils y résistent, ce qui génère des tiraillements sur le traitement de la difficulté scolaire et l’accompagnement des élèves en difficulté. Pour le formateur d’enseignant aussi, l’acte d’évaluation est coûteux : porter un regard bienveillant sans être complaisant demande de s’affronter à des référentiels. Savoir observer, savoir repérer les non-dits, en situation, est difficile. Pour construire un dialogue professionnel efficace, il faut affronter les silences, différencier le « donner conseil » du « tenir conseil ». Elle postule que pour développer les qualités professionnelles des enseignants, il est toujours plus efficace pour le formateur de renvoyer des ajustements positifs plutôt que d’insister sur les dysfonctionnements…
Mais dans ses recherches, elle observe des confusions : analyser et évaluer, ce n’est pas la même chose, mais c’est très souvent confondu dans les entretiens. Evaluer, c’est attribuer une valeur, mais l’activité « de qualité » ne se confond pas avec l’activité « efficace », comme voudrait le faire croire l’idéologie actuelle. « Montrer sa professionnalité, c’est savoir ne pas travailler sur l’idéal, mais le souhaitable. C’est parfois escamoté dans le pratiques ordinaires de formation et de conseil », où on met souvent trop sur le même plan juger et évaluer, le sens commun prenant parfois le dessus sur le concept scientifique :
« Donner une valeur, c’est se positionner sur un contenu de pensée » disait Paul Ricoeur. Etymologiquement, le é de évaluer renvoie à l’interprétation : tel maître-formateur n’aura pas la même évaluation qu’un autre. Inutile de chercher la rationalisation des grilles d’évaluation : si elle peut accepter l’idée de « jugement professionnel », elle réclame que l’évaluation soit ce qui permette aussi d’envisager le devenir de l’action, en intégrant une posture éthique. « Evaluer, c’est forcément envisager comment on va accompagner, conseiller, échanger pour donner de la reconnaissance, pour favoriser l’engagement de l’acteur, en lui donnant des moyens d’agir ». L’évaluation n’a pas de pertinence si elle n’amène pas à la régulation…
Jean-Claude Mouton, Laurence Espinassy et Christine Félix, de l’équipe ERGAPE de Marseille, insistent sur la nécessité de co-construction des gestes professionnels : « Le développement ne va pas de soi, il faut le provoquer dans des situations extra-ordinaires qui vont permettre de construire un milieu, un collectif, en s’appuyant sur des outils, avec du temps et de la controverse, pour permettre à celui qui apprend le métier de mettre en débat les contraintes du métier ».
Peut-on être en même temps formateur, évaluateur, certificateur ? J. C. Mouton en doute. Du coup, le rôle de l’expert-conseiller pédagogique lui semble à reconsidérer : pour que ça fonctionne, il faut qu’il y ait un co-développement de l’expérience, dans lequel l’expert accepte aussi de remettre en cause son expérience. Sans quoi, il risque d’énoncer des bonnes pratiques idéales sans être entendable par le stagiaire. Dans les techniques qu’utilisent son équipe (« auto-confrontation » dans lesquelles on revient sur le film de la séance), « c’est l’activité sur l’activité » qui crée du développement chez le sujet, d’abord face à son propre travail, puis en le partageant avec un groupe de pairs.
Christine Félix rappelle les enjeux pour elle essentiels : « Il faut reconnaître que le travail enseignant est un travail, au même titre qu’un autre, dans lequel les personnes et les collectifs « tordent » ce qu’on leur demande de faire, pour se donner du pouvoir d’agir, en choisissant les manières d’agir qui leur permettent de « tenir », de « s’économiser » pour pouvoir recommencer le lendemain, et avoir le sentiment de faire du « bon travail » sur le long terme. La formation et la recherche doivent construire des outils pour y contribuer »
Pour l’équipe de Rouen (Richard Wittorski, Eric Buhot et Laurent Lesouarch), il ne faut pas confondre la « professionnalité idéale » que l’institution prescrit et tente d’évaluer, avec le « développement professionnel » des individus qui se transforment en faisant leur métier. Evaluer, c’est « attribuer de la valeur », mais en fonction de quel référentiel ?
Dans cette perspective, dans une institution, les « compétences » ne sont pas ce que possède le sujet, mais ce qu’on lui attribue dans l’évaluation. Le ministère affiche les compétences qu’elle prône, mais l’enseignant a sa propre stratégie identitaire, qui y colle plus ou moins : un professeur qui revendique un statut de « passeur disciplinaire » peut se retrouver en décalage important avec les « dix compétences » que lui demande l’inspecteur. Lors de l’évaluation, une « transaction identitaire » se produit : entre les affects vécus par l’enseignant et ce que veut l’institution, il faut se « mettre en scène », se montrer conforme à ce qu’on pense que l’évaluateur attend. De l’autre côté, ce que va prôner le formateur est un subtil équilibre entre ce qu’il est, comme professionnel, et la prescription qu’il incarne. Une tension subtile entre les acteurs se met donc en jeu. « On évalue avec ce qu’on croit, et avec ce qu’on est. »
Chargée de porter un « regard impertinent » sur les travaux présentés, Anne Barrère, sociologue, se demande si les enseignants sont demandeurs de « changements professionnels ». « Les premiers évaluateurs, ce sont les élèves : leur comportement renvoie à l’enseignant une image synthétique, mais aussi faussée parce qu’il peut masquer les autres problèmes, notamment cognitifs. Si c’est calme, ça roule… ». C’est le rôle des formateurs d’aider les enseignants, forcément fragiles, à pouvoir travailler sur leur « activité empêchée », comme dit Yves Clot. Mais les formateurs ont facilement critiques, autant sur le travail des enseignants que sur celui de leurs collègues. « Ce qui rassemble les équipes représentées ici, c’est de rompre avec les jugements rapides et émotionnels qui sont trop souvent l’ordinaire des situations d’évaluations ». En ce sens, elles contribuent à valoriser la complexité du métier d’enseignant, à reconnaître les différentes manières de faire le travail, en s’intéressant réellement à leur activité intellectuelle. « Il faut pour celà des outils qui aident à penser les tensions du métier ». Elle insiste sur les « controverses de valeurs » qui circulent dans le métier, qui mettent en débat certaines assertions : « éduquer, c’est souvent arbitrer entre ces valeurs ».
Mais le travail enseignant ne se résume pas au travail de classe : prend-on en compte, dans l’acte d’évaluation, le travail de préparation, la charge mentale du travail qui investit la vie privée, les élèves « empêcheurs », les questions sur l’évaluation des élèves, le travail en équipe… : « Quand le formateur/évaluateur le prend-il en charge dans ses échanges avec l’enseignant ? ».
Les enseignants et l’évaluation : un terrain de lutteMais penser l’évaluation des enseignants sans relier à la « déferlante des chiffres » qui pleut sur le système éducatif pose problème à la sociologue. « Comment ne pas se réfugier derrière le « on n’a pas le temps » invoqué par l’évaluateur, lui-même contraint par sa charge de travail ?« .
Elle prend l’exemple des chefs d’établissement, contraints à des « projets de pilotage » pour infléchir les résultats de leur établissement. « Le pilotage par les résultats induit des tensions terribles dans les équipes ». Pour Anne Barrère, « l’évaluation est le champ d’une guerre des signifiés » : il y a une « évaluation d’en haut » qui a le temps de penser la complexité et les variables, celle des chercheurs et des spécialistes de la DEPP, et une « évaluation d’en bas », celle qui doit agir à court terme, dans un lieu précis, avec des incertitudes importantes sur les facteurs en jeu et les leviers sur lesquels agir. « C’est un terrain de lutte : certes, l’évaluation des élèves peut être une source de développement pour les enseignants, si elle les aide à comprendre les difficultés des élèves. Mais quand le système fait comme si c’était simple pour les enseignants (« remédiez »), alors il contribue au contraire à les démotiver, eux qui ne savent pas comment s’y prendre, faute d’accompagnement pour le faire ».
Dans ses recherches de terrain, elle a appris que, paradoxalement, certains établissements peuvent très bien faire un travail de fond efficace, qui pacifie l’établissement, sans que les résultats se voient immédiatement dans les taux d’accès au Brevet : « dans un établissement que j’ai accompagné, c’est quatre ans plus tard qu’on a pu constater des évolutions sensibles dans les résultats scolaires ».
Problèmes d’enseignants ou problèmes de formateurs ?Devant ces difficultés, le formateur doit donc « affronter le dilemme entre l’arbitre et l’entraineur », comme dit Pierre Merle, pour sortir de la « réflexivité embourbée ». « Il doit alors gérer l’écart entre le pôle idéal et réel du travail, mais il n’est pas toujours à distance exacte des deux pôles ». Il est parfois tenté de rester plus près du pôle idéal, celui de ce « qu’il faut faire », et peut avoir du mal à oser prendre en compte le contexte de l’activité de l’enseignant : « Quel est le référentiel sur lequel il travaille : celui de l’institution, ou celui de ses propres convictions éthiques ? Est-il explicité lorsqu’il rencontre le stagiaire ? Permet-il d’entrer dans les controverses du métier ? ».
Un bel objet d’étude pour de nouvelles recherches. En tout cas, Anne Barrère souligne l’importance de la « sphère de régulation intermédiaire » que consituent les conseillers, les inspecteurs, les formateurs, chargée de « métisser » les savoirs de recherche et les savoirs de l’expérience. « L’avenir qu’on donne actuellement à la formation d’enseignant permettra-t-il de continuer à développer ces compétences de métier ? ».
C’est une des auditrices, elle-même formatrice de terrain, qui donne les pistes pour la suite : « Et moi, sur le terrain, qui m’aide au quotidien à régler mes urgences et mes dilemmes ?