L’actualité donne parfois lieu à de curieux raccourcis : au moment où la réforme des bacs pro engage entre les différents syndicats, mais bien au-delà, une forte polémique sur le bien-fondé de la « réforme » de l’enseignement professionnel, Françoise Lantheaume, sociologue à l’université de Lyon 2, publie un très intéressant ouvrage à l’INRP sur les tensions et ajustement dans le travail, provoqués par les « réformes ».
» Les enseignants de lycée professionnel face aux réformes » (c’est le titre) est le bilan d’une enquête, réalisée avec Françoise Bessete-Holland et Sabine Coste, qui cherche à mieux comprendre comment les enseignants « se débrouillent » face aux réformes, injonctions de changement ou nouvelles orientations politiques du ministère. C’est en effet une des préoccupations de l’Unité Mixte de Recherche (UMR) qui réunit l’INRP et l’université Louis Lumière. Une idée directrice : les réformes décidées au plus haut sommet de l’Etat ne s’appliquent que dans la mesure où elles sont acceptées et mobilisées par les acteurs locaux.
Afin de mieux comprendre, les chercheurs ont donc procédé à de nombreux entretiens individuels et collectifs largement inspirés de la clinique de l’activité (Yves Clot).Ils se sont notamment intéressés à la manière dont les enseignants, dans leurs établissements, prenaient (ou non) en charge les PPCP (projets pluridisciplinaires à caractère professionnel) introduites en 2001. Le texte officiel, qui laisse une grand marge d’interprétation au local pour sa mise en œuvre, souhaite « donner du sens aux apprentissages », renforcer la motivation des élèves, faire travailler ensemble les enseignants, se rapprocher de l’univers professionnel par une « réalisation concrète ». Il demande donc aux équipes d’imaginer, localement, des « activités interdisciplinaires » autour de projets « imaginés par les élèves » pour tout ou partie de l’année scolaire.
Le chercheur souhaite donc comprendre comment ces nouvelles prescriptions s’intègrent dans l’activité enseignante, la transforment, suscitent des résistances (parce qu’on sait que le travail prescrit ne se confond pas avec le travail réel…), l’ajustent…
Ses conclusions sont très intéressantes, et dépassent évidemment largement le strict cadre de l’enseignement professionnel.
Quelques observations pas si simples…D’abord, c’est le constat que les établissements n’ont guère de mémoire : on est tourné vers l’activité présente ou à venir, mais on se préoccuppe peu d’aller chercher, dans les archives de l’aministration ou dans la mémoire des plus anciens, ce qui s’est passé avant. Parfois, des histoires entières sont tout simplement oubliées : des expériences, des outils qu’on a fabriqués, des projets qu’on a mis en œuvre, quelques années avant. On a imaginé des solutions qui ont demandé nombre de réunions et de compromis, et qui se sont progressivement dissous, à tel point qu’on ne puisse même plus se les remémorer. Ce n’est que la présence des enquêteurs qui permet de retrouver ce qui avait été mis en place, abandonné, ignoré quelques années plus tôt.
Elles soulignent également l’importance des collectifs, des interactions entre les différents groupes informels, au sein desquels se forgent des convictions, des règles à respecter pour « bien travailler ». Si on tente de faire, comme dans certains établissements, l’économie de ces interactions, la crise apparaît : replis défensifs, isolements, évitements, voire jugements négatifs sur son propre travail ou « empêchement » de l’activité professionnelle contrariée. Au contraire, quand les collectifs sont respectés, les « micro-accords » fabriquent des règles de métier acceptées, de normes implicites mais partagées…
Ce que montre l’enquête, c’est que les enseignants doivent toujours arbitrer entre des tensions contraires, des dilemmes. Ce qui « fait partie du travail » est variable d’un individu à l’autre, comme le montre l’enquête du SGEN sur la manière dont les enseignants voient le temps qu’ils passent dans l’établissement, en plus de la classe.
Dans le cas de projets comme le PPCP, c’est le sens même de l’activité de l’enseignant qui est remis en cause : alors qu’il travaille souvent seul face aux élèves, il faut qu’il collabore avec ces collègues, qu’il co-intervienne. Ce nouveau type d’activité scolaire interroge sa manière ordinaire d’évaluer, bousculant donc la manière dont il construit son autorité dans le cadre de la classe. C’est donc une situation potentiellement inquiétante.
Autre difficulté : ce qu’on y apprend. Nombre d’enseignants interrogés montrent qu’ils se représentent mal l’idée de ce qu’on peut apprendre, comme contenu scolaire, dans les PPCP. Ils évoquent éventuellement leur bénéfice pour les « méthodes » ou les « savoir-être« , rarement pour les apprentissages qu’ils ont permis.Dans la classe, hors la classe, un nouveau métier ?Dans cette situation, ils ont d’autant plus de mal à accepter de mettre leur activité « sous les projecteurs » du groupe de pair, de l’administration voire du monde extérieur (journal local, par exemple). Ils craignent que cette « évaluation publique » n’inverse les rôles, sommés qu’ils seraient de justifier leur compétence alors qu’ils sont sensés être « institués » pour incarner une institution sociale. Certains y voient la perte du sens de leur métier, sommés de « rendre service » plus que « d’agir sur », se sentant dépréciés dans leur professionnalité : avant tout transmettre des savoirs…
Ainsi, sans que soit dit publiquement (l’inspecteur fait parfois au contraire comme si c’était simple), on pose des problèmes de fond au métier. Ce n’est évidemment pas grave en soi, si on considère que l’évolution peut être positive. Mais si on le fait passer comme une évolution « facile« , on fait croire à l’enseignant que c’est lui-même qui est en difficulté. On lui fait porter la responsabilité individuelle d’un problème qui est celui de l’institution, pour lequel il doit prendre sa part, mais seulement la sienne. Ce faisant, on renforce son instabilité, lui qui cherche au contraire de la cohérence et de la stabilité pour pouvoir « tenir » devant les élèves.
Pourtant, nombre d’enseignants partagent l’idée qu’il faut « faire quelque chose » pour diminuer les tensions dans la classe, les élèves qui chahutent ou qui dorment. Et ce sont même parfois les mêmes, écrit Françoise Lantheaume, qui essaient au quotidien de « faire du neuf » et qui sont le « fer de lance » de la protestation. En fait, pense-t-elle, ce qui s’exprime dans cette protestation, c’est surtout la peur de perdre en efficacité, de déployer beaucoup d’énergie « pour pas grand chose », ou de se voir imposer des choses dont on veut décider seul, après avoir bien pesé le pour et le contre, ce qu’on va perdre et ce qu’on va gagner…
Temps politique, temps scolaire, la collisionConclusion essentielle, pour elle : le respect des temps. Le temps du politique, du décideur, étant de moins en moins le temps du professionnel, du terrain, on confond ce qui est dans la circulaire et ce qui doit se mettre en place dans l’instant.
Pourtant, ses observations montrent que quatre ans après, les PPCP sont loin d’avoir trouvé leur rythme de croisière. Comme si, écrit-elle, « ce qui apparaît comme des résistances aux nouvelles injonctions de la part des enseignants s’avère être aussi une phase d’activité intense de traduction, de recherche d’informations de négociations, d’ajutements, qui demandent du temps et produisent un « bouger » identitaire. Les établissements ne sont pas égaux à cet égard, ni les personnels, et la logique de projet qui exige la mobilisation des ressources locales accroît l’écart entre les établissements… »
Truffé de paroles très concrètes où chaque enseignant retrouvera les portraits de ceux qui l’entourent à la salle des profs, cet ouvrage est une véritable plongée dans le réel, salutaire en ces temps où les circulaires se suivent en rangs serrés.
Dans un temps où, pour reprendre l’expression d’Agnès VanZanten, « chaque niveau hiérarchique se décharge de la mise en œuvre de la prescription sur le niveau inférieur, lui laissant la charge de la mette en œuvre », cet ouvrage devrait vous permettre de vous sentir moins seul. Non, ce qui se passe dans votre établissement ne lui est pas exclusivement propre. Les mécanismes qui y sont à l’oeuvre sont directement le fruit des changements de cap de l’institution, de ses doutes, de ses paradoxes. Le matelot peut s’agiter comme un beau diable, il y a peu de chance qu’il infléchisse rapidement la course du paquebot, qui nécessité un pilotage anticipé, lent et constant. Puissent tous les donneurs d’ordre, accompagnateurs et formateurs s’en convaincre.
Le site de l’équipe
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L’ouvrage
http://www.inrp.fr/publications/catalogue/web/Notice.php?not_id=BR+061