Pour isoler les effets de la vie en société, les penseurs des Lumières utilisait la figure du bon sauvage. En ce début de XXIe siècle, nous disposons de celle de sauvages moins bons : les acteurs des différentes dernières guerres. La lecture croisée de quatre livres portant sur la deuxième guerre mondiale permet ainsi de mesurer la fragilité des rôles masculins et féminins modernes, rôles reposant sur le contrôle de soi, sur la pacification, bref sur tout un processus de civilisation (Norbert Elias).
Notions mobilisables : nature et culture, socialisation, rôle social, contrôle social, genre
Nombreux et bien connus sont aujourd’hui les travaux qui montrent combien les différences entre hommes et femmes doivent à l’apprentissage, à la culture. Qui ne connaît cette étude dans laquelle on a proposé à des adultes hommes et femmes des photos de bébés en train de pleurer en expliquant tantôt que c’était des filles tantôt des garçons. A la question « pourquoi ce bébé pleure t-il ? », les réponses varient alors : si le bébé a été présenté comme un garçon, c’est la colère qui est l’explication la plus fréquente, s’il l’a été comme une fille, c’est le chagrin.
D’ailleurs, le vocabulaire porte la marque de la diffusion de ce savoir : l’on parle volontiers aujourd’hui de genres et non de sexes, hors même du cercle des chercheurs en gender studies.
Mais la lecture d’un document tel qu’Une femme à Berlin rappelle les limites de cette approche qui consiste à voir dans les identités sexuelles une construction sociale : le genre est un vernis, qui comme celui de la civilisation, peut craquer en cas de crise ; alors c’est la réalité du sexe qui s’impose.
Ainsi, dans Une femme à Berlin, la narratrice est ramenée à sa seule dimension physique, sexuelle. Elle n’est plus qu’une « femelle »[1]. Comme elle, les autres femmes deviennent des proies, les hommes des prédateurs, et l’intelligence est alors convoquée pour mettre en place des stratégies de protection : accepter la domination d’un homme fort qui imposera sa volonté mais protègera des autres. « Alors je me suis écriée : « Ça suffit ! » et j’ai pris une décision. C’est clair : ce qu’il nous faut ici, c’est un loup qui tienne les loups à l’écart. »[2]
Dit autrement, ce que ce document rappelle on ne peut mieux, c’est la fragilité du processus de civilisation : il n’est jamais acquis définitivement. Et, hélas, la dé-civilisation n’est pas symétrique : alors que la civilisation progresse grâce à un long processus, la dé-civilisation est très rapide, brutale. Nul besoin de processus ici pour qu’elle soit. Le monde peut devenir hobbesien très soudainement.
Léon Werth, dans 33 jours, écrit : « Telle est la guerre, elle impose une grossière simplification ; elle pense pauvre, elle contraint à penser pauvre, par grosses catégories, elle oppose les nations dans un excès d’unité qui n’est que démence, elle oppose le vainqueur et le vaincu, elle supprime les conflits délicats et les remplace par un pugilat. »[3] Dans son autre ouvrage, Déposition, Léon Werth note avec une très grande honnêteté combien cela lui demande d’efforts de voir l’homme dans l’Allemand[4]. De la même façon, la narratrice d’Une femme à Berlin donne souvent aux soldats russes la même identité : ce sont « les Ivan », bien que sa connaissance de la langue russe lui laisse davantage voir la part d’humanité, d’individualité de ces soldats. Parlant de ses compagnons d’infortunes (compagnes pour l’essentiel), elle écrit : « En revanche, les autres, ceux qui ne comprennent pas leur langue, ont la tâche plus facile. L’envahisseur leur demeure étranger, ils peuvent creuser un fossé plus profond entre eux et lui, et se convaincre que ce ne sont pas des hommes, rien que du bétail, des bêtes sauvages. J’en suis incapable. »
Citons un dernier document pour montrer la rapidité de la dé-civilisation, pour souligner qu’elle n’est pas un processus mais un renversement : Suite française, d’Irène Némirovsky.[5] A la fin du chapitre 10, Mme Péricand réalise la pénurie des vivres. Alors, son attitude change brusquement : « La charité chrétienne, la mansuétude des siècles de civilisation tombaient d’elle comme de vains ornements révélant son âme aride et nue. Ils étaient seuls dans un monde hostile, ses enfants et elle. Il lui fallait nourrir et abriter ses petits. Le reste ne comptait plus. »
Finalement, pour revenir à notre point de départ, celui de l’approche en terme de genre, peut-être que l’on pourrait utiliser la fréquence d’emploi du terme genre comme un indicateur de civilisation d’une société : tant que dans cette société l’on peut argumenter que l’identité sexuelle est une construction sociale, le produit de complexes et multiples mécanismes culturels et non pas un attribut naturel, alors c’est que les hommes et les femmes ne sont pas réduits à leur simple dimension physique, sexuelle.
Quant au titre Une femme à Berlin : c’est après avoir commencé à lire l’ouvrage que l’on mesure combien il est admirablement choisi. Il résume en quelques mots la tragédie vécue par la narratrice qui n’était plus que cela aux yeux des soldats : une femme et cela seul.
Anne Chaté
[1] Une femme à Berlin, collection Folio, Paris, 2008, p. 123
[2] Une femme à Berlin, collection Folio, Paris, 2008, p. 108
[3] Léon Werth, 33 jours, Viviane Hamy, 2006, p. 66
[4] Léon Werth, Déposition, Points, 2007
[5] Irène Némirovsky, Suite française, Denöel, Paris, 2004, p. 77
Ce bref article vient de faire naître un projet : croiser de façon plus systématique les constats et les réflexions de ces trois témoins de la deuxième guerre mondiale. Au-delà de leurs situations pourtant très différentes , il y a des points de convergences frappants.