Soyons clairs : si le discours du ministre a une chance d’être entendu de l’opinion, c’est qu’il s’appuie sur des faits que personne ne peut contester : 15% des élèves qui sortent de l’Ecole sans maîtriser les contenus qui permettent de réussir au collège, une école qui ne progresse plus dans la réduction des écarts sociaux. Une impression de sur-place dans une société qui a besoin de plus de compétences, de plus de qualification, dans laquelle les places pour les « exclus de l’école » deviennent infinitésimales.
Et sans vouloir défendre absolument des programmes de 2002 qui avaient leurs limites, chacun sait que leur ambition, et celle des documents d’applications qui les complétaient, était de travailler à hausser d’un cran les ambitions de l’ecole, notamment en préparant mieux les élèves à maîtriser les savoirs exigés par le collège, cette capacité à se servir de l’écrit au service des apprentissages disciplinaires et de leurs contraintes, de travailler dans le temps long de la scolarité. Et il ne suffit pas de dire que le collège a peiné à se transformer pour aider les « nouveaux publics » à profiter de l’école. Sans doute. Mais même si les parents continuent à massivement faire confiance à l’école primaire de la République, il est juste de poser la question de la réussite de tous.
Mais poser la question n’est pas y répondre, et c’est là que le volontarisme médiatique a ses limites.
M. Darcos et ses amis ont bien sûr un souci : remettre en cause ce qui a été fait, de la loi de 89 aux programme de 2002, comme si c’était là que se trouvaient la source des difficultés des élèves. La polémique ouverte par M. De Robien a eu beau montrer les limites des approches idéologiques et revanchardes, il existe toujours un lobby, qui a ses entrées largement ouvertes au ministère, et qui veut « remettre de l’ordre » dans la brèche ouverte par les programmes de 2002, au nom du « tout fout le camp » et « ils ne savent plus rien ».
Ces programmes étaient-ils ambitieux ? On pourrait le croire, si on ne juge que par ce qu’ils ont pu faire changer pour les élèves en difficulté.
Etaient-ils trop complexes pour être mis en œuvre par les enseignants ? Si cette question est difficile, on sait au moins qu’ils ont été fort peu accompagnés : non-parution des documents sur l’ORL, baisse de la formation continue là où il fallait un gigantesque effort d’accompagnement pour gagner le défi de la réussite de tous. Qui peut oser prétendre qu’en quelques années, sans moyens, les enseignants eussent pu à ce point gagner en compétence pour pouvoir seuls répondre à un défi aussi important ? Là où les acteurs du système avaient besoin de temps, de confiance, de soutien, de formation, on a continué à répondre par les priorités sans cesse changeantes, l’injonction ou la culpabilisation. Le temps politique, comme le temps médiatique, n’a rien à voir avec le temps long de l’éducation.
Etaient-ils trop jargonnants ? A-t-on négligé un temps les nécessaires apprentissages systématiques ? Sans doute, ici ou là. Lorqu’on consacre son énergie à travailler en profondeur l’entrée dans la résolution de problème ou la littérature, on risque toujours de moins mettre l’accent sur le calcul mental ou la grammaire. Mais qu’on relise les programmes de 2002 : ces exigences y figurent, sans impasse ni démagogie. Et depuis dix ans, les inspecteurs et les formateurs qui travaillent avec les enseignants tentent de concilier les deux approches, la compréhension et l’entraînement, l’individuel et le collectif. Mais reconnaissons-le : cela exige beaucoup des enseignants, souvent trop seuls, souvent peu accompagnés, face au quotidien de la classe, aux élèves de plus en plus difficiles à gérer, à la sensation de glisser sur le noeud des difficultés : des conditions de vie de plus en plus précaires, des repères éducatifs fuyants, une opposition de plus en plus lourde entre le « tout, tout de suite » de la société de consommation et le besoin d’efforts, de mise à distance, de cloture de l’univers scolaire.
Retour aux « fondamentaux » ?
Ce « retour aux fondamentaux » est évidemment dans l’air du temps : retour au sacré, à l’ordre, à la morale, comme un exutoire au désordre, à l’angoisse, aux difficultés, à l’avenir incertain.
Mais quel mépris, au-delà des mots flatteurs, pour les enseignants, qui oeuvrent chaque jour à trouver les équilibres entre les contraintes paradoxales :
– revenir à la morale ? Mais qui peut penser qu’en écrivant quelques maximes au tableau noir, on pourrait les aider à remettre de la cohérence dans des groupes-classes dont on sait que beaucoup d’élèves souffrent surtout d’insécurité familiale, d’inquiétude devant l’avenir ou de doutes sur l’efficacité de l’investissement scolaire ?
– revenir aux rédactions, au plus-que-parfait et à la règle de trois ? Mais si les enseignants s’épuisent à inventer chaque jour des situations pédagogiques efficaces, à fabriquer des équilibres complexes entre l’enseignement et les apprentisages, c’est justement parce qu’ils connaissent les limites des postures exlusivement magistrales. Nul ne croit que le maître doit s’empêcher d’enseigner, mais bien peu pensent que cela suffise pour que les élèves apprennent.
Pour les enseignants, ces annonces risquent de renforcer le sentiment qu’ils expriment très fort depuis quelques temps : décidément, à force de répondre par des injonctions faussement simplistes à des questions complexes, c’est bien leur professionnalité qui est niée. Puisqu’on vous dit que c’est simple, pourquoi continuez-vous à réclamer au ministère les moyens de travailler en équipe, de réclamer des aides pour mieux comprendre les difficultés des élèves… ? De la rigueur, de la morale, de la discipline, et vous verrez les élèves en difficulté disparaître…Y-a-t-il la moindre chance que M. Darcos œuvre pour la justice sociale, comme il le souhaite dans ses réponses aux journalistes ?
Les plus optimistes diront que toute cette écume ne touchera qu’à la marge la réalité de la classe. Pas plus que les programmes de 2002 ou les cycles n’ont modifié profondément des processus qui ne bougent que sur des temps longs, la sortie d’un nouveau BO ne bouleverse les enseignants, souvent habitués à courber la tête en attendant que le balancier repasse en sens inverse.
Mais les plus inquiets craindront l’effet en retour : la fin de l’évaluation diagnostique, le retour aux pressions plus fortes exercées sur les enfants qui vont mal, le repli sur soi des enseignants : « tout ça pour ça… ».
Parce que l’ambition de faire réussir tous les élèves n’est jamais allée de soi,
parce que notre système d’éducation français qui n’a jamais fait le choix d’abandonner le modèle « descendant » où les contenus enseignés à Normale Sup déterminaient en cascade les programmes de chaque niveau,
parce qu’il continue de donner beaucoup plus d’argent pour la scolarisation des élèves qui accèdent aux filières « nobles » que pour ceux qui quittent tôt l’école,
parce qu’on continue de penser qu’une note est « juste » dès lors qu’un enseignant l’a donnée,
parce qu’il est très difficile de comprendre pourquoi on n’apprend pas forcément en empilant des couches de « simple » pour arriver au « complexe »,
il n’est pas tout à fait sûr que la postérité retienne que l’action de M. Darcos lui a permis d’ œuvrer pour la justice sociale… Malheureusement.