Amnésie et cécité
Il est étonnant de constater à quel point ceux qui parlent et qui écrivent, ou un grand nombre d’entre eux, ceux que l’on écoute et qu’on lit, ou un grand nombre d’entre eux, sont atteints d’amnésie et de cécité quand il s’agit d’éducation.
Amnésie… Trop de responsables et de citoyens oublient que si l’école primaire a déployé des efforts considérables pour se transformer depuis la fin des années 60, ce n’est ni en raison de la folie de quelques « pédagogistes », ni en raison de la crise de 1968 qui ne peut être la cause de tous les maux mais en a été le révélateur. La prolongation de la scolarité de 14 à 16 ans, voulue par le général de GAULLE, la création du collège unique, les besoins nouveaux d’une société dont les progrès dans tous les domaines s’étaient accélérés, ont imposé aux gouvernements successifs, de droite de 1969 à 1981, de gauche et de droite en alternance de 1981 à 2002, dans une remarquable continuité républicaine hors une parenthèse conservatrice … de gauche en 1983 (JP CHEVENEMENT), de concevoir et de mettre en œuvre une transformation progressive de l’Ecole. Rénovation pédagogique, tiers-temps pédagogique, activités d’éveil, rénovation de l’enseignement du français, reformulation progressive des programmes en termes de comportements observables, continuité pédagogique, individualisation, soutien… les enseignants du premier degré ont travaillé beaucoup, avec une conscience professionnelle que personne n’oserait contester. Ils ont transformé l’école et amélioré ses performances, notamment dans le domaine de la lecture, de la production d’écrit, de l’expression orale dont on ne se préoccupait pas jusqu’alors puisqu’il s’agissait surtout d’apprendre à se taire. La loi d’orientation de 1989 est venue formaliser, compléter, structurer ce formidable effort collectif, préparer l’avenir avec le projet d’école, les cycles, les nouveaux programmes de 2002. On passait enfin de l’école élitiste de Jules FERRY qui agonisait à la préparation de l’école moderne et démocratique du 21ème siècle, Certes, les progrès réalisés ont été insuffisants. Insuffisants au regard des attentes et des besoins de la société, pas au regard des résultats de l’école des années 50 et 60. Les causes, même si elles on été insuffisamment analysées, sont connues: insuffisance de la formation des maîtres malgré l’institution de la formation continue, absence de pédagogie de la réforme, indigence de la communication sur ces questions au grand public, manque de moyens d’accompagnement (réseaux d’aides, conseillers pédagogiques…), frilosité des responsables face aux pressions conservatrices, absence de continuité avec le collège qui faute d’avoir été transformé dans le cadre d’une école fondamentale de 3 à 16 ans, a trop persisté à maintenir les pratiques du petit lycée élitiste, sélectif, de NAPOLEON et de Jules FERRY alors que la totalité des élèves y entrait désormais.
L’Ecole primaire a fait des progrès considérables, mais, effectivement encore insuffisants. Comment aller plus loin? Certainement pas en revenant aux pratiques et aux conceptions du 19ème siècle qui avaient fait la preuve de leur insuffisance et qui avaient justifié cet effort considérable dont les enseignants du premier degré peuvent être fiers, de réforme. Elle doit poursuivre ses efforts sereinement en ne se laissant pas démoraliser par les attaques incessantes des conservateurs et des destructeurs de tous bords. Elle doit exiger dans le même temps que les décideurs prennent bien en considération que les enfants d’aujourd’hui ne sont pas les enfants d’hier, qu’ils prennent conscience que ce n’est pas parce que certaines méthodes ont bien fonctionné pour eux avant-hier qu’elles peuvent fonctionner pour tous demain et après-demain.
Cécité… Comment ne pas voir dans le rapport du HCE qu’il ne s’agit nullement de préconiser un bond de 30 ans en arrière, comme le ministre de ROBIEN, rompant avec cette continuité républicaine qui avait guidé l’Ecole de 1969 à 2002, a tenté de l’imposer autoritairement? Le rapport salue plutôt les efforts accomplis, il présente des constats importants, incontestables, qu’il sera indispensable d’analyser, il comprend de manière implicite des incitations à réorienter, à renforcer, à innover, à expérimenter, à aller de l’avant. Il ne plaide en aucun cas pour le retour à l’école de Jules FERRY.
L’école primaire serait bien le seul domaine de la vie d’une société où pour résoudre les problèmes actuels et futurs, on reviendrait aux méthodes du passé.
Le Président de la République lui-même s’en défend dans sa lettre de mission au ministre de l’Education Nationale du 5 juillet. Il y évoque « les conséquences de la bataille mondiale de l’intelligence sur le niveau de formation et les qualités intellectuelles qu’il convient de développer », ce n’était pas l’ambition de l’Ecole du 19ème siècle. Il rappelle qu’il convient « d’avoir à cœur que l’école regarde vers l’avenir et non pas qu’elle cultive la nostalgie du passé ». Il affirme que l’école doit « offrir un visage nouveau en phase avec certaines aspirations modernes de la société »… Certes, il convient de passer des paroles à leur concrétisation en actes et en moyens, et de refaire de l’éducation la priorité des priorités pour garantir le progrès de la société et l’avenir de nos enfants et petits enfants.
Le rapport du HCE est un outil important, intéressant, à analyser, à nuancer. C’est un document à exploiter pour construire l’école de demain, et non pour tenter de restaurer celle d’hier.
Le rapport du HCE peut être un détonateur ou un levier. Il peut être lu, présenté, exploité pour conduire le système éducatif à sa ruine. Il peut l’être pour construire une école enfin adaptée à son temps et inscrite clairement ans la perspective d’une réelle démocratisation.
La voie pessimiste de l’alternative, la ruine, est facile et elle est déjà bien engagée. L’air du temps indique bien la tendance.
La voie optimiste nécessitera beaucoup d’intelligence, de courage politique et d’ambition. Elle reste à explorer et à construire. Elle ne permettra pas que l’on fasse encore ou à nouveau l’impasse sur la pédagogie.
Pierre FRACKOWIAK