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Au vu des résultats du Panel Electoral français (4000 personnes interrogées en face à face, en mars-avril), la majorité des électeurs n’attendaient pas grand-chose de l’élection présidentielle : 46 % des répondants (50 % des chômeurs) estimaient que « le résultat de l’élection présidentielle de 2007 ne permettra pas d’améliorer les choses en France », contre 45 % qui pensaient le contraire (cf. page 40). Pourtant, au premier comme au second tour, 84 % des électeurs inscrits sont allés voter, soit près de trois citoyens sur quatre (cf. ici).
Ces taux de participation records sont d’autant plus surprenants que le vote individuel ne pouvait guère affecter le sort de l’élection, ni celui de l’électeur.
En effet, que Monsieur Dupont ait voté ou non le 7 Mai, le résultat de l’élection aurait été le même. La probabilité que sa voix soit déterminante était exactement de 1 pour 35 774 019 (le nombre de suffrages exprimés). Et dans l’hypothèse, improbable, où l’élection se serait jouée à une poignée de voix seulement, l’affaire aurait sans doute été tranchée par les juges (comme aux Etats-Unis en 2000). Dans ces conditions, à quoi bon voter ? D’autant que voter a un coût : il faut aller au bureau de vote, ou au commissariat pour obtenir une procuration ; il faut, tant que possible, se tenir informé : étudier les programmes, suivre les débats, l’actualité… Et pourtant, les gens votent…
Le paradoxe du vote est bien illustré par le modèle de l’électeur rationnel d’Anthony Downs. Dans ce modèle, le gain net attendu de la participation (l’incitation à voter) est égal à pB – C, où p représente la probabilité que sa voix fasse basculer l’élection et B le bénéfice net escompté par l’électeur (la différence entre la situation où son favori l’emporterait et celle où il perdrait). Comme p est proche de zéro, le bénéfice espéré du vote est également proche de zéro, et définitivement inférieur à C, le coût de la participation. D’où la prédiction: « un individu rationnel devrait s’abstenir de voter. » Et pourtant les gens votent…
Pour expliquer ce paradoxe, on peut rester dans le cadre de la rationalité instrumentale, et chercher les « bonnes raisons » du vote du côté de l’intérêt. Ainsi, une étude suisse (Word) donne à penser que les gens votent pour qu’on les voie voter ! Les cantons qui ont institué le vote par courrier postal — dans l’intention de réduire le coût du vote et de stimuler la participation — ont enregistré des baisses de participation plus importantes que les cantons restés à l’ancien système de vote ! Et c’est dans les cantons ruraux, où l’interconnaissance est plus forte qu’en ville, que la baisse est la plus marquée.
Mais cette découverte n’épuise pas le sujet, loin s’en faut. Pour comprendre pourquoi les gens votent, il faut chercher aussi du côté des valeurs, de la rationalité axiologique. Si les gens votent, nous dit Raymond Boudon (Word), c’est tout simplement parce qu’ils sont attachés à la démocratie. Le vote étant le mode d’exercice par excellence de la participation politique, les citoyens témoignent en allant voter de leur attachement à la démocratie. Voter serait alors un acte de communion civique.
Voilà qui peut expliquer les taux de participation élevés. Mais comment comprendre que ces élections aient soulevé tant de passions ?
Après tout, leur résultat ne changera pas grand-chose à la vie du français moyen. Cela n’ajoutera ni ne retranchera quoique ce soit à son bonheur.
Pour s’en convaincre, il suffit de répéter chez soi le test des femmes du Texas (cf. le tableau ci-dessous). Kahneman et ses collègues ont demandé à 909 femmes actives du Texas de découper une journée ordinaire en une succession de séquences, comme dans un film. Pour chacune de ces séquences, ils leur ont demandé de noter quels affects elles avaient éprouvés (ennui, joie, peine…), avec quelle intensité (sur une échelle de 0 à 6). La balance des affects positifs et négatifs donne l’indice de bonheur (l’utilité benthamienne) relatif à chaque activité.
Chacun peut de même découper une journée ordinaire de sa vie en épisodes, puis les classer selon la satisfaction qu’il en aura retirée. Arrivé à ce point, le test consiste à se demander : combien de ces épisodes sont susceptibles d’être affectés, d’une façon ou d’une autre, par le résultat de l’élection présidentielle ?
Document
Source : La croissance ne fait pas le bonheur… mas elle y contribue, revue IDEES, déc. 2005, reproduit in Problèmes Economiques, 12 avril 2006 |
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