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Les statistiques des pays de l’Union européenne montrent que l’exclusion scolaire et l’exclusion sociale sont liées. Mais les statistiques jettent aussi un doute sur le rôle que l’école peut jouer dans la prévention de l’exclusion sociale des jeunes. Dans tous les pays européens, la croissance laisse subsister des » poches » de pauvreté et de relégation économique et sociale, et c’est dans ces zones que se trouvent situés les établissements scolaires dont les élèves ont des résultats inférieurs à la moyenne nationale. L’équipe de Danielle Zay a étudié cette exclusion dans deux pays : la France et l’Angleterre. De cette comparaison peut sortir quelques enseignements… FJ- L »exclusion scolaire est-elle identique en France et en Grande-Bretagne ou peut on définir des traits particuliers à la France ? Ce qui diffère le plus est que la Grande-Bretagne a une tradition d’exclusion de l’élève de l’établissement quand son comportement n’est pas satisfaisant, alors qu’en France il n’y a pas d’exclusion en primaire et, en secondaire, si l’élève est exclu de l’établissement, c’est, soit temporarement, soit avec un placement dans un autre lieu éducatif, classe relais, par exemple, avec la perspective de réintégrer le système scolaire officiel si cela est possible. Comme le disent nos partenaires britanniques de recherche, Carl Parsons et Paul Welsh, dans l’ouvrage édité aux PUF, en France, la tradition est celle du droit à l’éducation, en Angleterre, on est dans une culture du blâme. À l’époque de notre recherche (dans les années 2000), un élève anglais pouvait être exclu définitivement d’un établissement et resté livré à lui-même jusqu’à ce qu’un autre établissement l’accepte. Il avait seulement droit à 3 heures d’enseignement à domicile. L’Angleterre est revenue sur cette décision. Dans tous les pays européens, les établissements dont les élèves, dans leur ensemble, ont des résultats inférieurs à la moyenne nationale se situent dans des zones de pauvreté (cf. chap. 2, pp. 34-35 et chap. 3). Les problèmes d’exclusion scolaire et d’exclusion sociale sont liés. Welsh (ch. 3, p. 53) écrit : Il y a «une relation étroite entre le taux de pauvreté de l’enfance, le chômage des adultes et la prédominance des foyers monoparentaux (Innocenti, 2000). Les jeunes défavorisés vivant dans ces circonstances sont vulnérables aux désavantages sociaux, psychologiques et de santé (Parsons, 1999; Reid, 1999). Ils ont tendance à former un groupe contre-culturel pour lequel l’expérience scolaire traditionnelle, en Angleterre comme en France, est de plus en plus ressentie comme étant sans rapport avec la réalité de leur vie, donc provoquant une marginalisation, plutôt qu’une intégration (Osborn et al., 1997; Dubet, 2000). Par contre, on peut constater des mesures aggravantes en ce qui concerne l’exclusion scolaire. Paul Welsh (chap. 3) cite le choix de l’établissement par les parents, ce qui revient, en fait, à ce que les chefs d’établissements ayant de bons résultats de leurs élèves aux tests annuels nationaux trient les candidats à l’entrée, ce sont eux et non pas les usagers parents qui tiennent la décision de choix au final. Les établissements mal cotés se retrouvent avec les canards boîteux dont les autres ne veulent pas, donc plus de problèmes à résoudre, plus de coûts et une baisse éventuelle encore pire des résultats de leurs élèves, qui peut entraîner des mesures de rétorsion allant jusqu’à la fermeture de l’établissement. Un chef d’établissement est légitimement tenté d’exclure un élève en difficulté plutôt que de chercher des solutions de remédiation, car c’est la solution la plus simple pour éviter une baisse du classement de son établissement. L’application de la loi du marché ne semble donc pas favoriser l’intégration. L’association de la politique de marché à l’imposition d’un programme national aggrave encore la situation. P. Welsh écrit : « La poursuite de la politique de marché en matière d’éducation – maintenant exacerbée par la menace manifeste de fermetures des écoles ne pouvant atteindre les objectifs projetés – associée à un programme imposé qui convient mal aux besoins des élèves socialement vulnérables, a provoqué une augmentation considérable du nombre d’exclusions officielles (Parsons, 1999), ainsi que les taux d’absence sans permission et d’absentéisme qui auparavant « étaient restés constants de 1870 jusqu’à l’introduction du curriculum, celui-ci ayant amené une augmentation significative de ce taux » (Reid, 1999, p. 4). John Cornwall (chap. 8, p. 241) cite « les facteurs supplémentaires qui contribuent à l’exclusion » d’après Fletcher-Campbell (2001) : « pressions exercées par les parents (pour retirer un enfant de l’école); équilibre des classes (pour parvenir à des résultats); craintes et préjugés (à l’égard de certains individus); étiquetage et capacité limité à adopter une nouvelle vision des problèmes dès qu’ils surgissent. » L’étude de John Cornwall montre que les enseignants ont besoin d’une formation les aidant à analyser les problèmes des élèves en difficulté et d’une liberté de choix de leurs pratiques avec ce type de jeunes qui, posant des cas particuliers, ont besoin de mesures adaptées et individualisés. En ce sens, un programme national imposé qui incite les enseignants à se centrer sur les matières d’enseignement plutôt que sur les processus par lesquels leurs élèves peuvent les assimiler est un facteur d’aggravation de l’échec et de l’exclusion scolaires. Si l’on considère l’exemple anglais, on peut prédire que le retournement de la loi d’orientation sur l’éducation de Jospin par les deux derniers ministères actuels, non seulement n’apportera pas de solutions nouvelles, mais empêchera qu’il y en ait. FJ – Quel modèle d’Ecole semble le plus efficace : l’école libérale à l’anglaise ou le modèle républicain français ? D’ailleurs dans les deux cas, l’Ecole peut-elle réussir contre le décrochage ? L’école libérale à l’anglaise telle qu’elle est décrite dans notre recherche est moins susceptible de solutions que le modèle français du service public visant l’égalité des chances. Mais la nouvelle politique de Tony Blair peut changer les choses. Il lance maintenant une nouvelle politique éducative. Celle-ci laisse inchangé le système des « grammar schools », qui accueillent les meilleures élèves dès l’entrée dans le secondaire pour des études générales longues conduisant à l’enseignement supérieur et à l’entrée en université. Dans les autres établissements sont développées des « extended schools », c’est à dire liées à la communauté dans laquelle elles sont implantées et qui offrent, en collaboration avec les services sociaux, de santé, de justice, culturels (services souvent assurés par des « agences » privées), avec les entreprises, etc., des ressources variées, éducatives, sportives, juridiques, etc., auxquelles ont accès les habitants, jeunes et vieux, élèves, parents d’élèves, retraités, etc. Cette conception de l’école rejoint l’hypothèse que nous avons vérifiée dans la recherche exposée dans notre livre aux PUF : L’école est un facteur parmi d’autres de mise en échec des jeunes. Elle ne peut pas résoudre seule les problèmes scolaires, car ceux-ci sont liés à d’autres problèmes pour lesquels les jeunes en difficulté ont généralement affaire à d’autres instances que l’école. Les solutions dispersées par type de problèmes risquent de déstabiliser encore plus les jeunes, qui ne se retrouvent ni dans leur construction identitaire, ni dans un projet global de vie (cf. les chapitres sur les jeunes dans la 2ème partie de l’ouvrage aux PUF, notammenent celui de Carole Dolignon : « Le vécu des jeunes décrocheurs… », chap. 5, PP. 103-187). En outre, les institutions se renvoient l’une à l’autre la responsabilité de leur échec. C’est pourquoi, la prévention de l’exclusion scolaire et sociale des jeunes relève d’un partenariat entre les différents personnels en charge des jeunes « à risque » . Ceux-ci ont à apprendre à travailler ensemble et à s’associer dans des réseaux d’action qui ne s’adressent pas qu’aux jeunes, mais aussi à leur famille et à leur communauté d’appartenance. Notre nouvelle recherche, agréée maintenant dans le programme Interreg III, qui a succédé au programme Interreg II, étudie comparativement, la réforme des « community schools », expérimentée dans le comté du Thanet et un ensemble de réseaux de volontaires, créés dans le Nord – Pas-de Calais, sur le modèle des « clusters » anglais, en regroupant par sites géographiques différentes instances ayant en charge des jeunes margiinalisés, instances sociales, culturelles, scolaires, etc., qui essaient de renforcer un tissu social intergénérationnel délité. Les relations enseignants-élèves ne sont qu’une illustration parmi d’autres des relations entre jeunes et adultes. FJ – Votre recherche montre plusieurs modes de gestion d’établissements. Est-il plus efficace d’avoir une gestion centralisée ou locale ? Des établissements autonomes ou pilotés de l’extérieur ? Une gestion centralisée ne peut pas répondre aux problèmes locaux qui sont toujours spécifiques. Par exemple, les « community schools » ont pour trait commun d’associer toutes les instances à vocation éducative au sens large, mais elles établissent chacune un programme différent en fonction des besoins du quartier. Ceci n’est pas incompatible avec l’observation d’un programme national si celui-ci est conçu comme un cahier des charges fixant des objectifs à atteindre, en laissant aux intéressés le soin de les réaliser à leur manière, et non comme une liste de contenus et de tâches précisément détaillés à réaliser sur des périodes horaires déterminées. Il semble que des normes nationales soient nécessaires pour assurer une communauté de valeurs et une citoyenneté au niveau national, pour éviter aussi que chaque établissement scolaire soit tributaire d’une communauté dominante, religieuse ou autre, selon son implantation locale. Mais elles ne sont pas incompatibles avec une gestion décentralisée. Il ne faut pas confondre les objectifs, les moyens et la programmation. Différents niveaux de conception et d’action sont à distinguer. FJ- Les systèmes de formation des enseignants sont différents en France et en Grande Bretagne. Comment l’expliquer ? Quelle formation paraît la plus efficace : universitaire, paritaire, disiplinaire, socio-pédagogique ? Il est inévitable que les systèmes de formation comme les systèmes éducatifs soient différents dans un pays et dans un autre, car ils sont un élément parmi d’autres de la société existante et qu’ils dépendent de l’histoire et des traditions nationales. Le problème n’est pas que l’instance dominante du système soit l’université, le ministère à travers des corps d’inspections, les établissements, les municipalités ou d’autres corps électifs. Le problème est que le pouvoir ne soit pas assuré par une seule instance plus ou moins proche (rectorat ou chef d’établissement, par exemple) ou éloignée du terrain (ministère), qui empêche les adaptations de se faire au niveau des usagers, les élèves. Un pouvoir proche, chef d’établissement par exemple, peut être beaucoup plus un frein à des évolutions qu’un pouvoir plus éloigné, rectorat ou ministère. Une formation sur le terrain peut n’avoir aucun effet de changement des pratiques si elle est bloquée par un pouvoir local qui empêche les personnels en formation d’aborder franchement les problèmes ou si un noyau dur de personnel fait craindre aux autres de se ridiculiser s’ils essaient d’innover par rapport aux habitudes en vigueur. L’intérêt de formation en partenariat interinstitutionnel mêlant des personnels ayant des cultures d’entreprise différentes est de permettre plus de possibilité de percevoir et de tenter de traiter les problèmes de jeunes qui se caractérisent par leur contre-culture, car les représentations dominantes à travers lesquelles chacun voit les problèmes dans son institution d’appartenance sont remises en question. John Cornwall (chap. 8), comme les auteurs que j’ai réunis autour des modèles et des pratiques de formation qu’engendraient les théories de la pratique réflexive dans les pays europeens (Zay, 2001) fait apparaître que les enseignants, en poste ou futurs, se forment à traiter les problèmes éducatifs complexes d’aujourd’hui, en réfléchissant sur leurs pratiques et en expérimentant leurs propres hypothèses. Les chercheurs, universitaires et autres, peuvent être dans cette démarche une force d’appoint non négligeable, car ils peuvent aider les praticiens à construire leurs propres modèles théoriques et leurs méthodologies. FJ- Finalement peut-on dégager de cette recherche des mesures applicables pour lutter contre le décrochage ? Oui, celles auxquelles je fais allusion ici, que nous décrivons dans l’ouvrage publié aux PUF et que nous expérimentons dans la nouvelle recherche que Carl Parsons et moi-même venons de lancer. Les dispositifs utilisables sont très variés en France (cf. chap. de Marc Loison ou Didier Dufour) et en Angleterre. FJ- Comment expliquer l’immobilisme de l’Ecole. Est-ce la faute des enseignants, des syndicats, de l’Etat, des acteurs locaux ? Par le fait que ceux qui ont le pouvoir, quel que soit leur statut, ne veulent souvent pas le lâcher. Toute réflexion nouvelle engendrant des propositions de changement de pratiques, de fonctionnement, et – encore plus de structures – est perçue par certains comme une remise en cause du pouvoir ou des avantages acquis. Je pourrai en donner des multitudes d’exemples dans ma propre université, dans les blocages qu’a rencontrés dans l’Éducation nationale française la nouvelle recherche que nous avons lancée, Carl Parsons et moi, mais je ne peux pas le faire hors institution, car ce serait perçu comme non « politiquement correct ». Quand je serai bien vieille et à la retraite, on verra. FJ- Quels conseils peut-on donner à un enseignant dont un élève décroche ? Jamais seul ! Danielle ZAY Professeur, Sciences de l’éducation Université Charles de Gaulle Lille 3 – France Entretien : F. Jarraud L’ouvrage : « Prévenir l’exclusion scolaire et sociale des jeunes. Une approche franco-britannique, Paris, PUF, 2005, 334 pages. Références bibliographiques
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