Les épidémies de suicides liés au travail
Plusieurs « épidémies » de suicides ont récemment défrayé la chronique (chez Renault ou EDF cette année, chez les policiers, les buralistes, les gardiens de prisons, il y a peu…). Selon Durkheim, une épidémie revêt un caractère exceptionnel: ses causes sont « anormales et, le plus souvent, passagères ». On ne saurait en inférer une hausse de la « disposition chronique » de la société au suicide. De fait, les taux de suicide sont en baisse sensible depuis 20 ans, en France comme aux Etats-Unis (en raison, probablement, de la diffusion du Prozac à partir de 1988) : Cf. L’énigme du suicide et de la fracture sociale (L’Antisophiste).
Cela dit, une épidémie de suicides donne à penser que l’ « état général » du milieu local est perturbé (Le Suicide, 1893). Différentes causes sociales expliquent cette « disposition collective du groupe qui se traduit sous forme de suicides multiples » : l’excès ou l’insuffisance de l’intégration, l’excès ou l’insuffisance de la règlementation, soit quatre configurations idéaltypiques auxquelles Durkheim associe un type de suicides. Certes, faute de connaître les détails biographiques des victimes, on est, pour chaque cas individuel, réduit aux conjectures. Mais, globalement, les épidémies récentes de suicides peuvent parfaitement se concilier avec chacun des quatre grands types théoriques identifiés par Durkheim, c’est à dire le suicide égoïste, le suicide altruiste, le suicide anomique, et le suicide fataliste. Bien entendu, les causes pouvant se combiner, la plupart des cas relèvent sans doute d’une forme mixte. Pour une application de la typologie durkheimienne au cas des suicides liés au travail, cf. ici.
Dans notre pays, les suicides liés au travail n’ont pas fait l’objet d’un recensement ni d’analyses systématiques. En Juin 2003, une enquête réalisée par la Fédération Française de Santé au Travail de Basse-Normandie a étudié 107 cas de suicides ou de tentatives de suicides liés au travail. Une fois sur deux, la victime avait fait part au médecin du travail de ses difficultés personnelles, qu’elles soient familiales (séparations, problèmes avec les enfants) ou financières, et, dans la même proportion, de ses difficultés professionnelles. Parmi ces dernières, revenaient le plus souvent les « difficultés d’adaptation à un nouveau rythme, à un nouvel environnement, à de nouvelles tâches » — notamment après des « restructurations mal vécues » —, et la « peur de ne pas y arriver« , traduisant le décalage entre les exigences du poste et les possibilités de l’employé. Le rapport d’enquête concluait : « Ce qui paraît essentiel dans le passage à l’acte est l’isolement de la personne dans un système où il ne peut plus se raccrocher, ni à son travail qu’il ne maîtrise plus, ni à ses valeurs qui sont battues en brèche. Il n’est plus reconnu, il ne peut plus trouver d’aide parmi les collègues de travail, la hiérarchie devient indifférente sinon hostile… la personne perd pied ». On est bien ici dans une dérive d’exclusion. Pour peu que la participation de l’individu à la vie sociale se résume à l’emploi, l’intégration ne tient plus qu’à un fil.
Aux Etats-Unis, en revanche, le BLS recense les cas de suicides sur le lieu du travail. Sur la période 1992 – 2001, on a dénombré en moyenne 217 cas par an. Mais aucune tendance à la hausse n’est décelée — ce qui correspond à une baisse du risque moyen étant donné que la population en emploi a fortement augmenté sur la période. 94 % des victimes sont des hommes, et les métiers les plus exposés concernent la police et l’armée, suivis des agriculteurs, des mécaniciens, des routiers, des cadres dirigeants (cf. ce tableau). Mais la sursuidité des premiers s’explique en partie par la détention d’armes (impliquées dans plus de la moitié des suicides) ; dans le cas des indépendants, le lieu de travail et le lieu de résidence tendant à se recouper, il est délicat d’isoler les causes professionnelles des causes domestiques. Cf. l’étude du BLS : An Analysis of Workplace Suicides, 1992-2001.
Faute de données sur la suicidité professionnelle en France, on peut se rabattre sur les enquêtes de santé au travail. Elles permettent d’évaluer, pour les différentes PCS, la prévalence de la dépression et la mesure dans laquelle celle-ci s’explique par le travail. Ainsi, l’enquête annuelle sur l’emploi réalisée en mars 2002 par l’Insee (portant sur 38 384 personnes de 15 à 64 ans) comportait un volet « santé ». Parmi les actifs disant souffrir de dépression, 16 % en attribuent les raisons au travail, mais ce taux varie beaucoup d’une PCS à l’autre : 8 % chez les agriculteurs, 13 % chez les indépendants ou les ouvriers, 15 % chez les employés, 26 % chez les professions intermédiaires, 34 % chez les cadres et prof. libérales. Cf. cette synthèse de la DARES (pdf).
Gare toutefois à ne pas extrapoler. Les professions où l’on trouve les taux les plus élevés de dépression liée au travail ne sont pas nécessairement celles où l’on rencontre le plus de difficultés professionnelles. Ainsi, les enseignants sont particulièrement exposés à différentes formes de souffrance au travail (burn out, problèmes de discipline, harcèlement moral et violences de la part des élèves, décalage entre la vocation et l’assignation, injonctions contradictoires du système, etc) ; mais ils parviennent, mieux que d’autres professions, à mettre à distance leur environnement professionnel (en profitant de leurs vacances, en se mettant en retrait). Pour ces raisons, conclut une étude de la MGEN (ppt), « la morbidité psychiatrique de cette profession n’est pas plus élevée alors que la détresse professionnelle y est très élevée ». A contrario, la suicidité plus élevée des cadres du privé pourrait s’expliquer par la plus grande difficulté, pour ces derniers, de mettre leur travail à distance. Comme le montre bien le cas malheureux de ce cadre du Technocentre de Renault : Suicide au bureau (Le Monde).
Quoiqu’il en soit, les suicides et dépressions liés au travail nous renseignent sur la place du travail dans notre société. Une étude récente de l’Insee (La place du travail dans les identités – Economie et Statistique, n°393-4, 2006) le montre bien, quoique indirectement. Quand on demande aux actifs quels sont les domaines de la vie les plus importants pour être heureux, le travail vient en troisième position, après la santé et la famille. Mais les précaires et les chômeurs le classent en tête. Et parmi toutes les PCS, c’est chez les chômeurs que le taux de suicide est le plus élevé (cf. Nicolas Bourgoin – Suicide et activité professionnelle, Population vol.1, 1999). Comme chantait Joni Mitchell, « You don’t know what you’ve got ’til it’s gone ».