Par Eveline Charmeux
Selon l’AFP du 6 mars 2007, Monsieur Bentolila auteur d’un rapport pour le ministre de l’Education sur l’apprentissage du vocabulaire en primaire, officiellement remis le 14 mars, propose une « leçon de mots » bi-hebdomadaire dès 3 ans afin de lutter contre les inégalités liées au vocabulaire.
Comme si une leçon de mots pouvait enrichir le vocabulaire des enfants !
Monsieur Bentolila, décidément, ignore beaucoup de choses et sur le fonctionnement du vocabulaire français, et sur la manière dont il s’enrichit pour chacun des sujets parlants.
Le problème, c’est que, beaucoup plus qu’une ignorance, c’est une véritable menace pour nos enfants, et la maîtrise de la langue qu’ils doivent absolument acquérir.
Un mot, ce n’est pas forcément la même chose d’une langue à une autre.
On croit que cela va de soi, un mot, surtout monsieur Bentolila. Cet éminent linguiste semble croire, comme quiconque n’a pas travaillé la question, que le français serait composé de mots, soigneusement répertoriés et classés dans les dictionnaires. Et qu’il suffirait d’en apprendre le plus grand nombre pour maîtriser la langue.
Erreur, bien sûr, sur toute la ligne.
1) Première erreur.
Contrairement à ce qu’on a longtemps cru, la maîtrise de la langue n’a rien à voir avec un dictionnaire. Un simple regard sur ce qui constitue notre réservoir langagier — confirmé du reste par les travaux des chercheurs en sciences du langage — permet d’affirmer que ce réservoir ne contient aucune liste de mots. En fait, ce sont des « bouts de textes », qui le constituent, des bouts de textes appris par cœur, ou retenus, où l’on peut trouver pêle-mêle, des proverbes, des citations latines ou étrangères, des formules familiales, des mots d’enfants, des poèmes, des passages de romans, des publicités, des extraits de discours actuels ou anciens, des paroles de chansons, etc.etc. Absolument rien à voir avec les définitions d’un dictionnaire.
Ce ne sont donc pas des « leçons de mots » qui peuvent enrichir le vocabulaire des enfants, mais des lectures, des échanges avec des personnes différentes, des observations réfléchies de productions langagières orales ou écrites (la fameuse ORL !)
2) Seconde erreur.
La proposition de monsieur Bentolila oublie l’essentiel du fonctionnement des mots en français. Tout linguiste sait qu’une des premières caractéristiques du lexique français, qui le distingue de celui des autres langues, c’est que les mots ne sont pas les mêmes à l’oral et à l’écrit. A l’oral, ceux que nous appelons les « mots » ne sont pas repérables. Quand on entend l’énoncé suivant :
« Il fait beau, je vais faire un tour », on ne peut repérer que deux « mots » : [ilfèbo] et [ÂvEfèrütur]. Celui qui ne sait pas lire ne peut pas deviner combien il y a de mots écrits dans chacune de ces deux séquences.
Cette particularité est due au fonctionnement très original de l’accent tonique en français. Contrairement à ce qui se passe en anglais ou en espagnol, où les mots ont chacun un accent tonique, invariable, noté dans le dictionnaire, et donc repérable à l’oral, l’accent tonique en français n’appartient pas au mot. Il concerne l’ensemble des mots prononcés d’une seule émission d’air (ce que les spécialistes appellent « le groupe phonique »), dont il frappe la dernière syllabe à voyelle prononcée (excluant donc l’e dit muet). Ce qui implique, entre autres, que les mots français puissent selon leur place dans ce groupe phonique, être ou non accentués.
En fait, on peut dire, qu’en français, les mots n’existent, sous la forme connue, qu’à l’écrit : un mot, c’est un paquet de lettres, séparé des autres par un espace, et apprendre à lire, c’est, entre autres, découvrir la notion de mot, inconnu sous cette forme à l’oral.
C’est pourquoi,il est parfaitement normal, si aucun travail de découverte n’a été organisé là dessus, qu’un enfant ne sache pas très bien couper les mots à l’écrit et écrive « dépetizenfants » ou « ilfaibo », comme s’il s’agissait d’un seul mot. C’est en effet, ce qu’il entend !
Naturellement, cela a d’emblée été interprété comme une carence de l’enfant, une de ces fameuses prétendues « difficultés », qu’il faudrait dépister au plus vite pour la soigner avec rigueur. Alors que cela vient tout bonnement d’un oubli caractérisé d’enseignement.
D’où l’importance, une fois de plus, que les enfants dès leur plus jeune âge aient sous les yeux une langue écrite signifiante et orthographiée, pour y faire ces découvertes essentielles à leurs apprentissages, et aussi que leur mémoire langagière soit nourrie de textes et de citations. Le capital à construire dès l’école maternelle n’est pas un capital de mots, mais un capital de textes.
3) Troisième erreur.
Monsieur Bentolila semble ignorer des données assez élémentaires sur l’apprentissage.
Depuis pas mal de temps, il est démontré qu’apprendre ne se fait nullement par empilement, mais par mise en relation. Lorsque l’on apprend un mot nouveau — et cela ne peut se produire que dans une situation langagière, signifiante, orale ou écrite, le plus souvent en lecture, jamais dans une leçon —, ce mot ne s’ajoute jamais à ceux que je connais déjà : il réorganise le champ sémantique de ce mot et déplace nécessairement ceux que l’on possédait auparavant. Pour le vocabulaire, comme pour tout autre apprentissage, apprendre, c’est transformer les savoirs déjà- là, et non ajouter un élément à une liste.
Alors, à quoi sert une leçon de vocabulaire ?
Réponse : jamais à apprendre des mots nouveaux, mais à découvrir comment fonctionnent ceux que l’on rencontre et que l’on manipule plus ou moins bien. S’il est vrai que ce sont les situations de lecture et d’échanges qui font entrer des données nouvelles dans le réservoir langagier, ce ne sont pas elles qui peuvent, seules, donner la maîtrise de l’utilisation des mots : l’acquis reste fragile, en quelque sorte, passif. Il faut que s’y ajoute un travail de comparaison, de manipulation et de théorisation, pour le rendre opérationnel. C’est ce travail que les séances de vocabulaire en classe ont à effectuer. On peut dès lors définir leur objectif d’ensemble ainsi :
Rendre tous les enfants capables de passer d’une utilisation confuse, et approximative des mots (savoir passif), à une manipulation consciente et maîtrisée (savoir actif).
Enseigner comment on se sert des mots, et non expliquer ce qu’ils veulent dire.
Longtemps, on a cru qu’il fallait donner aux enfants des séries, plus ou moins organisées de mots, associés à des définitions. On s’est vite aperçu qu’une définition n’est pas vraiment ce qui aide un enfant à comprendre le sens d’un mot qu’il ne connaît pas. Mais surtout, on sait aujourd’hui que les mots n’ont pas un sens, mais une pluralité de potentialités de significations, dépendantes des contextes qui les entourent. Hors contexte, il est impossible de donner une définition d’un mot : qu’est-ce qu’un ensemble ? Qu’est ce qu’une police ? Que signifie le mot volume ? etc. De plus, si l’objectif majeur de l’enseignement du français est bien la maîtrise de la langue, ce qui importe en fin de compte, c’est la maîtrise de l’utilisation des mots, plus que les connaissances sur leur sens, même si ces dernières ont un intérêt qu’il ne s’agit pas de minimiser. De fait, le sens découle de l’utilisation et non l’inverse. D’où la nécessité de découvrir la relation sens / conditions de communication, et non d’apprendre, comme on a pu le faire jadis, les mots en listes avec leur définition. Cela signifie que pour pouvoir utiliser un mot de façon adéquate, il faut bien connaître
– ses possibilités sémantiques (rôle ici des contextes)
– les jugements sociaux portés sur lui en tant que formulation (« codage », selon les spécialistes)
– les caractéristiques de son fonctionnement syntaxique et orthographique.
Les grandes orientations du travail sur le vocabulaire en classe
Comme pour les autres domaines du fonctionnement de la langue, l’étude du fonctionnement des mots peut être menée selon les deux axes de la linguistique :
- l’axe horizontal des relations (axe dit « syntagmatique »)
Il permet de repérer le fonctionnement sémantique des mots dans leurs relations avec leur environnement linguistique. C’est l’étude du « statut relationnel des mots » (ou statut syntagmatique).
Exemple : monter la côte, monter un film, monter une bague, monter le son de la TV etc.
- l’axe vertical des substitutions (axe dit « paradigmatique »).
Il permet de repérer les oppositions de sens, ou de fonctionnement linguistique entre deux ou plusieurs mots aux significations proches, à partir d’une analyse de leurs unités de signification (que les spécialistes ont nommées des « sèmes »). Il s’agit de rechercher les unités de sens (les sèmes) communes et spécifiques de prétendus synonymes, dont on sait qu’en réalité, ils ne sont jamais substituables les uns aux autres. Exemple : dire / raconter /réciter etc.
C’est ce que les spécialistes appellent « monter des grilles sémiques »
On remarquera que chaque fois il s’agit de mettre en relation plusieurs mots ou expressions, et non apporter un mot nouveau.
À ces deux grandes directions de travail doivent s’ajouter des séances sur les problèmes de créativité langagière, dérivation et composition des mots (emploi des suffixes et des préfixes), ainsi que sur la notion de familles de mots.
Quant aux termes désignant des notions scientifiques et des concepts, y compris ceux du métalangage grammatical, c’est lors de la construction des notions et concepts en question, qu’ils seront étudiés, en relation avec la discipline qui les concerne, non dans les leçons de vocabulaire. Il y a toutefois un travail à mener dès le CE1, vers la capacité à intégrer les termes abstraits des diverses sciences : celui qui porte sur ce qu’on appelle « termes génériques » ou encore : « hyperonymes », c’est-à-dire, les termes définissant des catégories ou des ensembles. Le fait de ranger des éléments concrets dans des catégories (évidemment abstraites) est une activité d’abstraction, au sens actif du terme. De fait, l’abstraction n’est pas une donnée, c’est une action, celle de dégager des propriétés, qui ne se voient pas, de faits ou de choses qui se voient. Avant le cycle 3, c’est ce type d’activités que l’on va progressivement mettre en place.
Mais le travail systématique qui a été évoqué plus haut n’est envisageable qu’à partir de la fin du cycle 2 et au cycle 3, pour se poursuivre au collège.
Evidemment pas à 3 ans, où l’on risque fort de faire plus de mal que de bien !!!!!
A cet âge, on écoute des histoires et des lectures, on chante des chansons, on écoute et on dit des poèmes, on échange avec de nombreux partenaires de tous âges et de toutes origines…
On ne fait pas de « leçons de mots »
Absurdes et dangereuses, ces propositions…
Qu’on se le dise !!
Eveline Charmeux Mars 2007