– Les chefs d’établissement face à l’autonomie des établissements – Entretien avec Anne Barrère
Pour le professeur, en dehors des emplois du temps, des conseils de classe, des réunions, le travail du chef d’établissement reste assez mystérieux. Que fait un principal ou un proviseur ?
Beaucoup de tâches très différentes, variées, très fragmentées la plupart du temps…La part de travail administratif, que l’on pourrait appeler bureaucratique reste très forte, et beaucoup de chefs d’établissement la trouvent d’ailleurs bien trop envahissante, d’autant plus qu’elle correspond au fond à une version censée être obsolète de leur fonction. Mails, courriers, enquêtes de tous types, « remontées » de dossiers, d’informations, tout cela prend du temps.
Anne Barrère – Photo T. Statius |
Le travail relationnel, formel ou informel, réunions, coups de téléphone, rendez-vous prévus ou non, est la deuxième partie de leur travail. La troisième concerne toutes les décisions, petites ou grandes, qu’ils sont amenés à pendre. Mais c’est intéressant que vous posiez la question de la visibilité de ce travail, car effectivement, sa dispersion finit par le rendre invisible. A la fin de certaines journées, certains disent avoir l’impression de n’avoir rien fait, tout en n’ayant pas cessé de travaillé. Par rapport aux enseignants, certains revendiquent une « présence terrain » qui consiste à être là, disponible, pour résoudre des problèmes ou réagir à des situations imprévues. Mais elle est en tension avec les absences de bien des chefs d’établissement, surtout des proviseurs de lycée, – pour de bonnes raisons institutionnelles missions et partenariats, ou de moins bonnes – le retrait face à des problèmes ou conflits dans l’établissement, ou encore parce que les tâches administratives les absorbent complètement. C’est normal qu’ils deviennent alors plus mystérieux pour un regard enseignant…
Une bonne part de ce temps est consacré aux professeurs. Les relations entre profs et chef d’établissement sont d’ailleurs complexes. Les chefs d’établissement se considèrent-ils encore comme faisant partie du corps enseignant ? Comment les professeurs sont-ils perçus par les chefs d’établissement ? C’est quoi un bon prof pour un chef d’établissement ? Et un mauvais prof ?
En fait, les choses sont moins simples que ne le voudrait le discours, qu’ils entendent souvent en formation, sur la rupture entre personnels d’encadrement et les enseignants. Bien des chefs d’établissements se situent dans la continuité du métier d’enseignant, avec les mêmes préoccupations, mais transférées dans une « sphère plus large » Pourtant, la rupture est bien réelle, qu’ils le veuillent ou non, et certains disent la ressentir dans le regard de leurs collègues dès qu’ils envisagent de préparer le concours, et se sentent considérés peu ou prou « comme des traîtres »…D’autres la ressentent à la prise de fonction, en regardant vivre et travailler l’ensemble des enseignants, et non plus le groupe forcément restreint qu’ils côtoyaient jusque là…cela leur cause parfois un « choc », parfois à la base d’une posture critique dont ils auront du mal à se défaire. D’ailleurs, l’ensemble des chefs d’établissement a un discours plutôt critique sur les enseignants dont les deux principaux thèmes sont très clairement l’évaluation, jugée souvent trop sévère, démotivante voire bloquante, et l’ « incivilité » .
Ce dernier mot peut surprendre bien sûr, rapporté aux enseignants, et non plus aux élèves, mais il résume bien toutes les anecdotes racontées sur les enseignants qui finissent par être selon eux injurieux, irrespectueux, que ce soit habituellement – quelques « cas » très difficiles- ou de manière réactionnelle à des problèmes de gestion de classe -le cas le plus fréquent…Enfin, le bon enseignant est très clairement défini dans l’ensemble par sa capacité à s’investir dans l’établissement, à travailler en équipes, à être dynamique et porteur de projets, en contraste avec celui qui « monte dans sa classe » et en ressort pour prendre sa voiture, celui qu’on ne voit pas… On rejoint le thème de la visibilité réciproque de ces deux types très différents de travail…
Cette incivilité n’est pas forcément consciente. Il y a là-dedans une grande part de culture professionnelle dans le rapport à l’élève. N’est-elle pas souvent partagée par les chefs d’établissement qui n’hésitent pas à se présenter en père fouettard ?
Je suis assez mal à l’aise à l’idée de culture professionnelle au sens d’un ensemble de représentations stables, qui serait partagée par la plupart des enseignants, au vu de leur diversité actuelle…Ou alors il faut dire que cette culture est façonnée par l’organisation, et dans ce cas précis, par le face à face, toujours central, entre un enseignant et un groupe d’élèves, pendant un temps donné, qui rend le premier solitaire et responsable de tout ce qui se passe, y compris de pénible et de difficile…Les incivilités enseignantes sont la plupart du temps crées par une difficulté à mener à bien les tâches liées à l’autorité, alors même qu’une certaine manière de les exercer, davantage appuyée sur le statut d’adulte que sur l’expertise de pédagogue, sans explicitation ni attention à l’autre, est très souvent mal comprise voire rejetée.
C’est vrai que certains chefs d’établissement sont eux aussi adeptes du « coup de gueule » ou de la « remontée de bretelles », plus ou moins civiles. Mais ils sont aussi amenés à gérer ce qu’on peut appeler « les enseignants producteurs d’incidents », dont l’échec en matière d’autorité tourne au problème avec les familles, avec les élèves mis en question ou leur classe. C’est pour cela qu’ils sont mis au fond dans la situation de redouter et de critiquer ces enseignants et à prendre acte dans l’ensemble de la transition vers un modèle plus contractuel et dialogué d’autorité.
Les chefs d’établissement que vous avez interrogé se présentent souvent en pilotes d’établissement. D’autres (parfois les mêmes !) clament leur impuissance. Que peut-on en penser ? L’effet établissement existe-il ? Dépend-il du chef d’établissement ?
C’est une question compliquée…On demande de plus en plus aux chefs d’établissement de « rendre compte » des résultats de l’établissement, de sa progression ou régression, ils ont à faire à des indicateurs, parfois des audits (un proviseur de l’enquête avait connu déjà trois audits pour le même établissement). La culture de l’évaluation passe vraiment par eux…A la fois, l’effet-établissement c’est un sujet extrêmement complexe même pour les chercheurs, tant joue une multiplicité de variables, l’importance du contexte etc….Il est à noter que les recherches françaises, au contraire des recherches anglo-saxonnes, ne montrent pas pour l’instant d’effet-chef d’établissement, ce qui ne veut pas dire d’ailleurs qu’il n’existe pas…
Dans les faits, les chefs d’établissement, en fonction de leur trajectoire, sont plus ou moins adhérents eux-mêmes de cette culture de l’évaluation – et surtout la mettent plus ou moins en oeuvre au quotidien, faute de temps surtout mais aussi faute de voir comment s’y prendre, vu la difficulté de ces tâches d’expertise ordinaire. Prendre connaissance des chiffres est une chose, mais les expliquer est autrement plus difficile, sans même parler du fait de s’en servir pour agir, ce qu’implique pourtant l’idée de « pilotage par les résultats » !
Aujourd’hui on voit bien que la fonction évolue. Il y a de nouveaux textes, de nouveaux acteurs, de nouveaux modèles. Comment les chefs d’établissement se perçoivent-ils ?
D’abord comme des acteurs centraux de cette évolution. Leur discours est très fortement celui du mouvement, de l’action, et la modernisation de l’action publique et de l’éducation. Il faut dire qu’ils y gagnent aussi une conception plus enrichie de leur travail et plus motivante de leur fonction que lorsqu’ils étaient des simples courroies de transmission administrative. Mais précisément au vu de ces nouvelles prescriptions, ils jugent ces évolutions, soient trop lentes ou mal mises en oeuvre, soient assez contradictoires.
Certains d’entre eux jugent que l’autonomie des établissements a consisté à leur déléguer un surcroît de tâches administratives alors qu’il leur est demandé par ailleurs des tâches d’animation pédagogique et de conduite de projets. Par ailleurs, ils se sentent parfois « en avance » dans leur manière d’essayer de réguler et d’organiser l’établissement face à une hiérarchie qui reste trop bureaucratique et peu « réactive » pour employer les termes souvent utilisés dans une configuration où l’adaptation aux contextes et aux situations joue un rôle important.
Pensez-vous que les chefs d’établissement soient préparés à ces évolutions ?
En fait, dans le cas d’un certain nombre d’entre eux, ils s’y étaient préparés en ayant déjà, comme enseignants la plupart du temps, des responsabilités institutionnelles, associatives ou syndicales…La question renvoie à la formation qui se fait clairement depuis la création de l’ESEN dans l’idée de les doter d’une culture d’encadrement forte, une dimension que je n’ai pas étudiée vraiment dans l’enquête…Mais par contre, il est clair qu’ils se sentent assez désarmés, et cela l’enquête le dit, face à certains aspects de la fonction : la gestion financière de l’établissement, que faute de bien maîtriser, ils ne peuvent que déléguer au gestionnaire, les problèmes de ressources humaines au quotidien, en particulier lorsque des problèmes d’incompétence professionnelle rejoignent des problèmes de détresse personnelle, et aussi ces tâches d’expertise dont je viens de parler…
N’y a-t-il pas conflit de valeurs à ce niveau entre deux conceptions de l’établissement scolaire, celui de l’institution républicaine et les exigences de pure gestion qui renvoient à d’autres valeurs ?
Si, et les chefs d’établissement sont au centre de ces tensions justement, parce qu’une partie d’entre elles ne sont plus du tout régulées d’en haut par la hiérarchie. Elles viennent aussi largement des configurations locales, de la capacité d’action et de pression des familles, ou d’un état de concurrence larvaire entre établissements créé d’ailleurs en large partie par la diffusion des indicateurs chiffrés. Moderniser, manager au mieux son établissement, cela peut être alors protéger certaines parties du public et non d’autres, ou accepter des élèves en dérogation qui manqueront au collège voisin plus en difficulté…
Les chefs d’établissement se réclamant malgré tout de l’égalité des chances et de la mixité sociale, sont amenés à faire des arbitrages plus ou moins faciles au quotidien, et à la limite plus facile d’ailleurs dans les établissements difficiles ou de relégation. Quand on dirige un collège REP, il s’agit souvent de se battre contre une disqualification, de chercher plus de mixité sociale dans l’intérêt même des plus faibles. Les nouveaux modes d’action – travail en équipe, inquiétude pour les résultats et l’image- peuvent trouver dans cette lutte un point d’ancrage, une légitimité. Bref, il y est plus facile d’être républicain…
Peut-on imaginer d’autres formes de pilotage ou aura-t-on toujours besoin des chefs d’établissement ?
Aura-t-on toujours besoin de patrons, de chefs de service, de responsables d’associations ? Mais c’est vrai qu’on peut considérer aussi que l’école pourrait aussi porter des formes plus utopiques d’organisation…Marie-Laure Viaud, qui a étudié des formes d’établissements alternatifs autogérés montre que les équipes enseignantes le payent aussi par des conflits souvent très intenses, en particulier entre membres fondateurs du projet de l’école, et membres récents…
Ce qui est aussi posé, c’est évidemment la question de la participation des enseignants aux décisions concernant l’établissement. Ils restent souvent assez peu concernés, et les conseils d’administration ne sont pas forcément des lieux où l’ « intérêt général » de l’établissement est discuté. Enfin, il est évident que le style d’autorité est central dans les relations avec les enseignants : les chefs d’établissement sont jugés bien souvent trop autoritaires, en particulier lorsque leur discours modernisateur n’est pas relayé par une bonne connaissance des personnes, du contexte, ou un soutien effectif des difficultés du travail quotidien des enseignants.
Alors s’il faut faire avec, comment puis je rendre mon chef d’établissement heureux ?
Et bien déjà, s’en préoccuper, c’est un bon début ! C’est vrai que les relations avec les équipes enseignantes sont jugées déterminantes pour le climat de l’établissement et le moral de son chef. Les conflits lourds et parfois très personnalisés avec les enseignants, sont, avec la charge mentale de la responsabilité pénale, les aspects jugés subjectivement les plus pénibles du métier. Mais les chefs d’établissement sont dans l’ensemble des gens plutôt optimistes, car ils trouvent toujours une sphère d’action qui leur donne l’impression d’agir, et d’avoir transformé l’établissement…ne serait-ce qu’en ayant amélioré son aspect extérieur, son confort, son ambiance ou sa réputation. Certes cet optimisme comporte une part plus ou moins grande de rhétorique professionnelle. Mais il s’articule aussi avec un sentiment de mobilité, dans un monde où les carrières se font plutôt sous forme de mutations horizontales. Bref, avec les enseignants, ou parfois malgré certains d’entre eux, leur bilan professionnel est tout de même souvent positif.
Anne Barrère
Entretien : François Jarraud
Le dernier ouvrage d’Anne Barrère : Sociologie des chefs d’établissement. Les managers de la République, Paris, PUF, 200 pages, 2006.