Dossier spécial
Journée d’étude organisée par l’IUFM de Paris, mercredi 12 janvier 2005
Ah ! La production d’écrit… Eternel casse-tête pour l’enseignant, qui sait qu’il devrait en faire davantage, mais ne sait pas trop comment s’y prendre pour faire que l’élève dépasse l’angoisse de la page blanche, pour qu’il accepte d’entrer dans la réécriture du premier jet, pour qu’il prenne plaisir à écrire.
Le 12 janvier, l’IUFM de Paris tentait de faire le point sur un des aspects du problème en tentant de mieux définir ce qu’est la « construction de la fiction ». A travers le kaléidoscope des paroles des chercheurs interrogés, le Café tente pour ses lecteurs une brève synthèse, forcément partielle (et partiale)
Mais qu’est-ce qu’écrire ?
Ouvrant la journée, Sylvie Plane (IUFM Paris, LEAPLE Paris V) estime que les écrits d’élèves nous apprennent beaucoup sur l’écriture, y compris sur l’écriture des écrivains. Elle osait un double paradoxe : « C’est à la fois une illusion que de croire qu’on peut se situer hors de la fiction, mais aussi de croire qu’on peut inventer quoi que ce soit ».
Parce que toute mise en mot procède d’une activité d’interprétation, même le discours scientifique, lorsqu’il prétend décrire le monde, est déjà une construction. Même l’auteur d’une parole n’en n’est pas l’origine : nous agençons des discours qui sont en nous, mais de manière singulière. Toutes les frontières que nous faisons entre différents types de discours ou d’écrits (autobiographies, fictions…) sont floues, poreuses, comme l’explique Bruner dans son point de vue sur la Culture. Créer de la fiction, c’est toujours parler de soi, lutter contre sa propre finitude, pouvoir se mettre à distance de sa propre condition, même chez les enfants jeunes. Chez tous les auteurs, d’autant plus qu’ils sont jeunes, mensonge, « feintise », rêve, autobiographie ne sont pas des mondes séparés, ils s’imbriquent… S’y mêlent tout ce qui fait la vie : les contes, l’actualité, les jeux vidéos. Aucun texte n’est d’un seul registre pur.
Découvrir l’Autre dans le récit
Dans la genèse de son texte, l’élève doit donc passer plusieurs étapes, plus ou moins facilement selon le rapport qu’ils entretiennent à ce monde de la Culture. Catherine Boré (IUFM de Versailles, MODYCO Paris X) n’hésite pas à remonter jusqu’à Platon en ce qu’il oppose deux modes narratifs : celui du « récit pur » où l’auteur nous fait penser que c’est lui-même qui parle, ou celui de la « mimesis », dans lequel les personnages dialoguent, comme au théâtre.
Pour elle, on retrouve souvent cette articulation dans les copies des élèves : dialogue ou narration, quel est pour l’élève le plus vraisemblable ? Souvent, l’élève choisit dans un premier temps le dialogue : pour raconter, on fait parler. Certes, le dialogue est fictif, mais sur le fond, les personnages parlent comme l’élève narrateur. Le texte risque donc vite de « patiner » avec de trop nombreuses marques du dialogue direct.
Le déclic peut s’effectuer s’il arrive à dépasser les événements pour mettre en scène les personnages du récit : ce qu’ils pensent, ressentent, projètent… chacun à leur manière, avec leurs différence : c’est « polyphonie des personnages du récit ».
C’est la seconde étape (voire plus si affinités) qui peut permettre de surmonter l’obstacle : dans la réécriture, l’élève prend de la distance, « réduit » le long dialogue par une phrase de commentaire ; « Oh ! dit Himis » ; « c’est horrible » dit Simos vont être remplacés par « Himis et Simos étaient vraiment horrifiées ». En s’écartant du simple dialogue, l’élève rentre dans la « fictionnalisation », se laisse captiver lui-même en imaginant ce que pensent les personnages. C’est cette irruption (dans le texte) de la psychologie des personnages qui permet de voir que l’élève est vraiment dans la fiction, comme le décrit Mireille Brigaudiot). Apprendre à faire parler autrui apprend aussi à parler de soi-même.
Mais qu’est-ce qui ne va pas dans les textes produits par les élèves ?
Les écrits produits dans les cadres standardisés (évaluations 6e) permettent d’identifier quelques invariables. Pour Marie-Laure Elalouf (IUFM Versailles, MODYCO), ils sont jugés insatisfaisants par les enseignants, parce que pas assez en rapport avec des modèles textuels attendus. Certes, ils respectent à minima la consigne, mais :
– ils ne sont qu’un script, un résumé : une phrase pour une action, puis une autre, et une autre… dans une enchaînement purement chronologique
– ils entrent peu dans la psychologie du personnage, ne permettant pas au lecteur d’y trouver intérêt,
– leur dimension symbolique est peu présente
– le style, la concordance des temps est loin de ce qui est attendu.
Quoi faire ?
Evidemment, personne ne prétend trouver de solution magique au problème. Mais il convient de s’intéresser au grand nombre de variables se conjuguent lorsqu’on parle de production d’écrit : le choix de la consigne, les activités préalables qui ont été faites (à l’oral et à l’écrit), le temps disponible pour le travail demandé, l’étayage par le maître, le rôle du brouillon et de la réécriture, les formes de l’évaluation sont autant de paramètres difficiles à démêler. Mais chaque chercheur, par son regard spécifique, entend contribuer à réduire le trouble.
Le rôle de la consigne
Plusieurs chercheurs se centrent sur la situation initiale proposée à l’élève, que ce soit dans la consigne ou les textes proposés comme inducteurs. Ainsi, Mireille Froment (Paris V-LEAPLE) s’intéresse à ce que font les élèves de la consigne magistrale. Au CM2, elle prend l’exemple d’une consigne fréquemment donnée : « Inventez une « histoire » (fiction) avec deux adjectifs pour décrire. Soulignez les adjectifs dans votre texte », sans autre indication sur le thème ou le mode narratif.
Savoirs, expérience et points de vue mobilisés par les élèves vont être très différents : ce qu’ils « entendent » de la consigne va se projeter dans leur texte, découvrant en même temps une part de ce qu’ils sont eux-mêmes :
– un élève prend les adjectifs pour cible principale de son travail : son texte décrit une classification imaginaire des oiseaux sur les lourds, les légers, les petits, les gros…
– un autre donne de l’emphase à son texte sur le voyage de Christophe Colomb : « un grand et beau bateau », « une grande et belle famille », « une chaleur insupportable et étouffante ».
– dans le même genre, un autre utilise les adjectifs pour fabriquer un univers : une salle de classe minuscule, poussiéreuse, des objets rouillés…
– un autre n’utilise les adjectifs que pour répondre à la consigne : le cube vert, la balle jaune… Mais son texte pourrait être pratiquement le même sans la consigne
Chaque élève répond à sa manière à la consigne, sans que le sens qu’il y trouve corresponde à ce que cherche le maître. En ce sens, une consigne aussi floue que celle donnée ici ne permettra aucune évaluation des productions, si ce n’est de révéler les différences interindividuelles entre élèves..
Amorcer…
Pour Colette Corblin, c’est le « texte amorce » souvent proposé aux élèves qui induit une bonne part de l’univers que va produire l’écrit de l’élève (sa « qualité narrative »). Elle fait l’expérience de présenter à deux groupes témoins deux textes d’amorce différents : dans le premier, le narrateur est « discret » (peu de précisions sur les modalités de la situation) ; dans l’autre, il est « expansif » (plus précis, avec davantage de précisions).
Lorsqu’elle demande aux élèves de poursuivre le texte (sans avoir l’ambition de terminer l’histoire), elle remarque que ceux qui ont été amorcés par le texte très narratif produisent un texte plus riche : même temporalité que le texte d’amorce, enrichissement lexical, enchaînements anaphoriques.
On peut donc penser que les élèves qui ont été soumis au texte le plus narratif d’amorce ont été davantage sensibles au fait d’éprouver le point de vue du personnage. Le style du texte, tel que perçu par les élèves, les engage à écrire dans la même voie, pour peu qu’ils aient été suffisamment nourris de textes en lecture.
Elle propose donc d’en tenir compte dans les textes proposés aux évaluations CE2 et 6e : avec des textes un peu plus chargés et intéressants, on pourrait sans doute avoir des productions plus intéressantes à évaluer.
Ecrire n’est pas lire : conseils pour la classe
Jacques Crinon (IUFM Créteil, CODITEXT) revient sur l’opposition qu’il fait entre compétences de lecture et écriture qui peut, selon lui, poser problème aux élèves, lorsqu’ils ne comprennent pas exactement ce qu’on attend d’eux, quand on leur demande « d’écrire ».
– Ecrire, c’est expanser, détailler quand lire c’est au contraire résumer, hiérarchiser, trier l’essentiel de l’accessoire…
– Ecrire, c’est donner à voir, quand lire, c’est « critiquer », décrire, nommer les procédés.
– Ecrire, c’est verbaliser sa représentation mentale, quand lire, c’est construire la représentation d’un autre.
– Ecrire, ce n’est pas dire la vérité : on ne dit pas « je » quand on écrit, mais on fictionnalise le quotidien. Il faut donc clarifier le contrat : écrire, c’est certes partir de son expérience, mais c’est écrire de la fiction. On peut donc mentir, pour intéresser, amuser, émouvoir le lecteur. Le bon récit, c’est celui qui ne va pas s’attirer l’objection « et alors ? ». La difficulté est évidemment que contrairement à l’oral, on n’a pas le destinataire en face de soi…
– Ecrire n’est pas appliquer des règles figées qu’on va imposer en demandant excessivement de « respecter le schéma narratif ». Il faut surtout donner des intentions aux personnages, des raisons d’agir (entrée dans la « théorie de l’esprit » d’Astingson).
Ecrire n’est pas donc pas original : c’est emprunter, imiter, réécrire. Les deux points de départ d’une oeuvre littéraire sont donc autant l’expérience de la vie que l’appui sur les grands mythes qui racontent ce que l’humanité a déjà inventé sur le sujet. En inscrivant la production d’écrit dans le « genre » roman d’expérience personnelle, on permet d’entrer dans des univers cohérents.
Il faut proposer des tâches où l’enfant peut faire en étant aidé, en accédant à une explicitation de ce qu’il fait. D’où l’idée de M. Crinon de proposer des textes « réservoirs de mots », comme solution à ses problèmes d’écriture, ce qui entre en résonance avec le texte qu’on est en train d’écrire. Il propose, pour l’aide à la réécriture, un scénario didactique sur 3 séances :
1. Lecture de 3 textes « lanceurs » à partir de situations issues de la vie quotidienne, ressemblants, puis discussion collective, comparaison, écriture d’un premier jet.
2. Consultation de textes-ressources et prise de note : « vous pouvez vous emparer de tout ce qui va vous être utile pour améliorer votre production ».
3. Réécriture du texte initial pour le rendre « plus intéressant pour le lecteur ».
Il observe une modification spectaculaire en matière de quantité de modifications, mais aussi en terme qualitatif : les ajouts amènent des améliorations importantes de la qualité du récit, de prise de position ou de commentaire de l’auteur. Les élèves arrivent à écrire des scènes, pas seulement des trames de récits. C’est le signe qu’ils ont modifié leur représentation de ce qu’est la production de texte.
Voir aussi « Ecrire en lisant des récits de vie », logiciel CRDP Créteil.
Pour ne pas conclure
Frédéric François, pour clore la journée, tentait de mettre un peu de distance et de perspective philosophique :
« Il existe un moment où notre Culture devient le seul mode de lecture du monde. Mais il est difficile de comprendre comment le va-et-vient entre monde réel et conceptualisation se fait à travers la Culture. A cet égard, les romanciers y réussissent sans doute mieux que les chercheurs.
Le récit oscille entre deux pôles : l’explication du monde, et sa célébration. L’enfant, encore plus que l’adulte, oscille toujours entre deux pôles : la capacité à savoir, et la difficulté de savoir, la capacité à poétiser ou à expliquer…
Dans le développement humain, il y a quelque chose qui est de l’ordre du « sentir » et du re-sentir : sentir à nouveau, en ayant été capable d’incorporer de la Culture à sa façon de sentir.
Notre mission d’enseignant se situe autour de ces objectifs.
Avons nous une idée de la fiction ?
Il est bien entendu qu’il ne faut pas imaginer que la fiction se résume au récit. Il y a une grande masse d’irréel dans l’humain : notre passé, notre avenir…, qui n’est ni fiction ni imaginaire. Une grande part de notre psychisme est à l’extérieur de nous-mêmes, dans notre façon de marcher ou d’être assis. Le profond n’est pas à l’intérieur de nous même, il est aussi autour de nous.
On peut imaginer une double racine de la fiction : endogène et exogène. Mais comment se fait le mélange, mystère… Plusieurs espaces sont chacun de nous : notre générique (que nous avons tendance à sous-estimer), notre particularité, notre expérience, et en fin les modalités de la manière dont l’Autre est en nous (quand l’Enfant arrive petit à petit à se repérer dans les attitudes totalement confuse de ses parents, par exemple).
Les petits enfants qui « ont » de l’imagination sont ceux qui sont capables de « mélanges » entre ces espaces, par opposition à ceux qui ne le peuvent pas.
Je voudrais conclure avec une citation de Primo Lévi, dans « Le Métier des Autres » (Folio essais, 1985), au sujet de Tartarin de Tarascon, lorsqu’ils reproche à Daudet de mépriser le personnage qu’il a lui même créé. Pourquoi écrit-on, dit-il ? Pour un grand nombre de raisons :
– envie ou besoin.
– se divertir ou divertir
– enseigner quelque chose à quelqu’un
– améliorer le monde (mais c’est beaucoup plus risqué)
– faire connaître ses idées
– se libérer d’une angoisse, dans une fonction cathartique
– devenir célèbre
– gagner de l’argent
– par habitude, même si on ne sait plus très bien pourquoi on écrit.
Une typologie à garder en tête ?