« Le scepticisme est la carie de l’intelligence »
Victor Hugo
Un éditorial de fin d’année c’est souvent un bilan. Pour moi, 2003 a été avant tout l’année du doute. Scepticisme des grandes entreprises devant la société de l’information. Combien d’entre elles cette année ont diminué leurs investissements en nouvelles technologies ? Combien répugnent à s’engager dans ce secteur ? Scepticisme des enseignants devant le débat sur l’école ou l’institution. Scepticisme de la société sur la capacité des enseignants à réformer l’école.
C’est dans ce climat que Le Café a reçu plusieurs messages qui mettent en cause la « Note d’information » de décembre sur « les attitudes des enseignants vis à vis des TIC ». Celle-ci établit que « les enseignants font aujourd’hui fréquemment usage des TIC aussi bien dans leur vie personnelle que dans leurs pratiques professionnelles… Le pourcentage infime d’opposants de principe laisse à penser que l’Ecole s’ouvre désormais à un mouvement devenu irréversible ». Ainsi 87% des enseignants du primaire utiliseraient en cours les TIC et 61% des professeurs du secondaire. Huit instits sur dix, un peu moins d’un prof du secondaire sur deux feraient manipuler leurs élèves.
Ces chiffres ont surpris car ils sont très supérieurs aux données collectées jusque là qui évoquaient des chiffres plus proches de 20%. Il faut d’abord signaler les limites mentionnées par l’enquête. Ainsi les professeurs du secondaire sont représentés par deux disciplines seulement : la S.V.T., où les programmes et la culture de laboratoire soutiennent l’informatisation, l’histoire-géographie, où, selon l’enquête, un prof sur deux n’utiliserait jamais les TIC en cours. Ces chiffres ne tiennent pas compte de la périodicité et de la nature des usages. Dans le secondaire la fréquence d’utilisation des TIC, selon l’enquête, reste trimestrielle, c’est à dire très rare, quasi imperceptible. Ce qui nourrit le doute ce sont aussi les représentations traditionnelles de l’enseignement et du professeur, trop rarement modifiées par le travail en commun. Comment penser que la discipline de mon collègue ait pu autant évoluer depuis « mon » époque alors que je ne suis toujours pas certain moi-même des effets positifs des TIC dans ma propre matière ?
Mais l’enquête nous conduit aussi à des certitudes. D’abord elle confirme la très large pénétration des TIC dans l’univers des enseignants. Une recherche menée par le CRDP de Languedoc-Roussillon en février 2003 mentionne 88% d’enseignants disposant d’un ordinateur à domicile parmi lesquels 71% l’ont connecté à Internet. De toutes les catégories de la société, les enseignants sont parmi les plus informatisés. Et c’est parce qu’ils baignent déjà dans la société de l’information qu’ils utilisent les TIC en classe : ils veulent « participer à une évolution d’ensemble », comme l’indique l’enquête.
Ensuite elle montre les difficultés réelles à introduire les TIC dans le cadre scolaire classique hérité du XIXème siècle. Interrogés sur les facteurs qui freinent l’utilisation des TIC, la moitié des professeurs du secondaire mentionnent l’emploi du temps de la classe et la difficulté de gestion de la classe. Cela veut dire que les TIC gardent une réelle capacité à faire évoluer les pratiques scolaires, voir la culture de l’institution. Elles sont moins « récupérables » qu’on peut le craindre.
Dernière certitude. Je ne sais pas quel est le pourcentage réel d’enseignants utilisant les TIC en classe en cette fin d’année 2003. Mais je sais qu’une majorité d’élèves du primaire et du secondaire ont un ordinateur, que quasiment tous sont des utilisateurs d’Internet et que tous sont nés après le micro-ordinateur. Il est peut-être temps pour l’école de commencer à réfléchir aux changements introduits par les TIC dans les modes de pensée des jeunes. Quelques exemples. Comme l’a mis en évidence Jason L. Frand, les jeux vidéo habituent les jeunes à expérimenter sans cesse. Il faut perdre de nombreuses vies pour gagner un jeu Nintendo. Quand il s’agit de faire l’apprentissage d’un logiciel, les jeunes ouvrent la boîte et découvrent le programme en l’utilisant. D’un côté cette démarche par tâtonnements peut être récupérée par certaines disciplines. De l’autre, elle met en danger des démarches analytiques.
Mais revenons au doute. Traditionnellement, l’école fonctionne sur le modèle transmissif. Elle ignore le doute. Elle apprend à respecter et à mémoriser la parole du maître. Or l’usage d’Internet nous oblige en permanence à vivre dans le doute. Que vaut réellement tel site sur tel sujet ? Comment être certain de l’identité de l’auteur d’un message et de la qualité d’un fichier joint ? L’école ne peut pas ignorer Internet. Elle doit éduquer à ses risques. C’est dire, qu’avec certitude, et peut-être dans la douleur, l’école va devoir faire l’éducation au doute. « Le doute est père de la création » (Galilée).
François Jarraud
Quelques documents :
Les attitudes des enseignants vis-à-vis des technologies de l’information et de la communication
Régine Gentil et Roseline. Décembre 2003.
ftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/dpd/noteeval/ne0304.pdf
Enquête CRDP Languedoc Roussillon
http://www.ac-montpellier.fr/crdp/services/lesdocs/enquetenseign0203.pdf
Jason L. Frand, The Information Age Mindset. Changes in Students and Implications for Higher Education, Educause, septembre-octobre 2000. http://www.educause.edu/pub/er/erm00/articles005/erm0051.pdf
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