Un débat souterrain mine le quotidien de nos établissements scolaires. Que signifie l’usage répété du terme « compétence » que l’on voit proliférer depuis plusieurs années dans les textes officiels ? Pourquoi vouloir à tout prix remplacer les notes par des compétences comme on a pu l’apercevoir avec les TPE en lycée ou le B2i en collège ? Certes le débat n’est pas exacerbé, mais il est sous jacent aux nombreux échanges qui ont lieu lors de la mise en place de ces dispositifs, comme il l’est encore (et pourtant c’est plus ancien) dans les écoles primaires à propos des livrets d’évaluation.
Au moment où l’informatisation des notes est enfin réalisée presque partout, on se demande si tous ces efforts consentis pour entrer ces notes sur l’ordinateur de l’établissement ne vont pas être anéantis par cette nouvelle approche.
L’évaluation écartelée entre les notes et les compétences
La question de l’évaluation et du contrôle fait depuis longtemps débat en éducation. La « docimologie » (joli nom !) nous fait évidemment part de ses doutes quant à la façon de mettre des notes. Quelle que soit la discipline : mettez la même copie à corriger à plusieurs profs et vous aurez des notes différentes…. Ce raccourci révèle une question essentielle : que mesurent les notes ? Depuis l’émergence de la pédagogie par objectifs, on a commencé à explorer d’autres territoires, en particulier celui des capacités et des compétences. Ces termes, qui font écrire des livres sur l’évaluation sous toutes ses formes, sont révélateurs d’une question beaucoup plus importante : à quoi correspond l’évaluation dans un système d’enseignement ?
À voir comment nous sommes tous, parents, élèves et enseignants, arc-boutés sur les sacro-saintes notes, on peut penser, comme me le disaient des enseignants récemment, que, dans notre société, tout le monde veut savoir où il en est, par rapport à la norme, mais surtout par rapport aux autres. Du coup les notes prennent toute leur valeur… Il suffit de voir la machine à produire les moyennes et les graphiques de toutes sortes pour s’en rendre compte.
L’expérience des livrets de compétences en primaire ou encore en SEGPA, a permis d’observer comment les différents acteurs s’y prenaient avec cette nouvelle forme d’évaluation. Et il faut bien reconnaître que hormis certaines équipes, la plupart ont rapidement édulcoré l’outil voir même ont commencé à transformer les listes de compétences acquises en notes grâce à un système de conversion très habile. La difficulté à mettre en place le B2i dans les établissements scolaires amène aussi à se demander quelle part prend l’entrée par les compétences…
Bref cela fait maintenant vingt ans au moins que l’on voit apparaître des référentiels de compétences et pourtant les notes conservent plus que jamais leur statut. Et désormais elles ont leurs lettres de noblesse avec les logiciels de notes….
L’intérêt des logiciels de notes…
Au cours des dix dernières années, le déploiement des logiciels de notes dans les établissements scolaires a été spectaculaire. Même les plus réticents s’y sont mis, non sans douleur… Les débats des salles de profs ont été vifs, et finalement tout le monde s’y met non sans avoir pesté, accusé le monde entier de tous les maux, pour finir par l’impression de bulletins et le calcul automatique des moyennes.
Il faut dire que dès les débuts de l’informatique personnelle, les programmeurs se sont déchaînés pour créer des programmes de notes tous plus performants (?) les uns que les autres. Le commerce s’y est mis et y a vu un bon marché porteur… Bref tout semble réuni pour que le logiciel de note soit le nec plus ultra. Image de modernité de l’enseignant en plus, tout est parfait.
Heureusement les concepteurs ont gardé un peu d’humanité en permettant de mettre les appréciations « à la main », ou tout au moins de ne pas avoir à choisir l’appréciation dans une liste pré-établie. Quoique, la lecture de nombreux bulletins de notes laisse à penser que faire une telle liste serait facile… tant elles se répètent pour la grande majorité d’entre elles.
Il y a même ces logiciels qui permettent de faire des suivis « fins » des notes des élèves et qui multiplient les statistiques de toutes sortes, permettant d’établir des graphiques dans tous les sens. Ces outils donnent un aspect plus « scientifique » aux évaluations. Or la docimologie n’a toujours pas détecté d’évolution sensible dans la façon de mettre les notes…
Maintenant les logiciels commencent à prendre en compte les compétences et à les juxtaposer avec les notes. Ainsi un bulletin pourra contenir les deux indications en parallèle… et rendre plus explicites les résultats….
Et leurs risques
Malheureusement les logiciels de notes posent deux problèmes essentiels. La qualité formelle du bulletin n’est-elle pas un écran à la difficulté d’établir la notation ? La formalisation informatique des résultats scolaires n’est-elle pas un risque pour l’élève qui se verrait ainsi mesuré « sous toutes les coutures » ?
Beaucoup d’initiateurs de ces logiciels dans les établissements scolaires pensent que leur premier bénéfice est d’obliger les enseignants à utiliser l’ordinateur… et ainsi à dépasser leur peur. Quant à la réflexion sur l’évaluation, ce n’est pas toujours leur problème… Du coup l’informatisation des notes qui aurait pu être l’occasion de réfléchir à l’évaluation se trouve transformée en machine à soulager la charge administrative des notes et à sortir des statistiques beaucoup plus précises sur les élèves…
En fait le premier risque de l’informatisation des notes c’est surtout de passer à côté de la vraie question de savoir ce qu’elles signifient. J’entends déjà nombre d’entre nous jeter ce raisonnement à la poubelle en disant que c’est mettre en cause la profession enseignante que de poser la question de la notation comme évaluation. Malheureusement, si cette question se pose c’est qu’il suffit d’être autour des établissements scolaires ou en salle de permanence avant une heure de cours pour voir les stratégies de contournement adoptées par les élèves pour obtenir des notes « bonnes » coûte que coûte… même parfois en trichant… Cela n’a rien à voir avec le logiciel pourra-t-on dire ! Et pourtant cette importance accordée à ces notes ne peut qu’impliquer une réflexion sur l’évaluation. Voir sur un écran les courbes de notation des enseignants en cours d’année voire sur plusieurs années est assez éloquent pour mériter qu’on s’y arrête un moment.
L’irruption des compétences dans l’établissement scolaire
Depuis plus de vingt ans dans l’enseignement technologique et professionnel et plus récemment dans l’enseignement général les compétences sont de plus en plus mises en avant : il suffit de lire les supports pour l’évaluation en CE2, 6e et 2de pour rencontrer ce mot, qui se multiplie dans les documents.
L’ouvrage collectif L’énigme de la compétence en éducation (sous la direction de Joaquim Dolz et Edmée Ollagnier, De Boeck université Bruxelles 2002), est un bon état des lieux de la question. Cependant, ouvrage de chercheurs, il est probablement condamné à rester dans les mains des initiés comme nombre d’autres, alors que les questions posées sont d’importance. Il montre en effet que la notion est trop instable pour pouvoir espérer bousculer la sacro-sainte note, alors que dans le monde professionnel, l’entreprise, elle a pris toute sa place. Est-ce à penser que la difficulté rencontrée dans l’établissement scolaire face à cette notion est liée à une question politique ? La question est posée par les travaux de L.Tanguy et F.Ropé (Savoirs et compétences, l’Harmattant 1994).
Autrement dit si cette question des compétences est bien en train de faire irruption à l’école, elle pose beaucoup de problèmes et le flou de sa définition la rend pour l’instant encore « exotique » à nombre d’enseignants. Il suffit de lire les nouveaux programmes, de voir les débats qui s’y attachent pour comprendre qu’elle est d’importance. Or pendant ce temps là les notes continuent d’être, la plupart du temps, la seule unité visible de l’évaluation….
Certification et diplômation
Pour comprendre la difficulté de cette évolution, il faut aller voir du côté des examens et des diplômes. Il suffit de regarder le baccalauréat ou même le brevet des collèges pour mesurer l’importance de la note. Ce qui est particulièrement intéressant et que le grand public ne comprend pas bien, c’est que ces notes font, en amont de leur attribution, l’objet de tractations étranges : barèmes de notation, pondérations statistiques et autres manipulations négociées. Car pour servir l’égalité des chances, il faut à chaque fois négocier… En effet la docimologie a eu au moins cet effet d’amener les correcteurs, au moment de l’examen, à tenter de se mettre d’accord pour réduire les écarts entre eux. Parfois l’administration l’impose (il suffit de voir les pondérations académiques…) afin de généraliser ce modèle dont elle pressent bien les limites. Mais la note reste la note.
Et pourtant dans le monde professionnel, les listes de compétences se sont multipliées, objets de débats, voire d’affrontements, tant les risques de dérive sont grands. Il y a loin de la liste de compétences énoncées à la compétence individuelle… dans le poste correspondant. Mais là, la note n’a pas le même rôle, quand elle existe. En fait dans ce milieu la compétence est l’objet de mesures d’adéquation entre l’individu et le poste de travail. C’est un outil au service soit de l’entreprise soit de l’individu.
Si l’on va voir du côté du travail fait par Michel Authier et Pierre Lévy sur les arbres de connaissance (La découverte, 1999), et aussi celui fait par la société Trivium, on se rend compte de ce que peut signifier aussi la gestion informatisée des compétences et des connaissances. Certains établissements scolaires s’y sont essayés et méritent qu’on aille y voir de plus près (on trouvera entre autres des informations sur http://www.erasme.org/acne/). Cependant du côté de l’enseignement et des diplômes on en est encore loin. On voit apparaître en université le modèle des crédits… on parle aussi de validation des acquis de l’expérience… qu’en est-il en milieu scolaire ?
Le B2i un bon exemple d’embarras
La mise en place du B2i révèle qu’autour de ce « référentiel de compétences » les équipes sont bien embarrassées. Et pourtant les enseignants, en particulier ceux de technologie et documentation, y trouvent des raisons d’espérer. Les débats dans les groupes qui tentent de mettre en place ce B2i sont bien révélateurs du questionnement qui émerge. Le ministère lui-même, en contrôlant les publications ayant le label B2i, exprime bien que la question est essentielle : ne faisons pas du B2i une nouvelle note sur le carnet… La tentative est d’ailleurs la même pour les IDD et les TPE, mais à chaque fois, on peut observer que, finalement, la note reprend ses droits.
Étrange phénomène que cette évolution qui apparaît au grand jour dans le texte officiel du B2i, et qui se trouve mise à mal dans son transfert sur le terrain. L’entrée par les compétences oblige à mettre en place une organisation nouvelle pour mesurer. Avec le devoir traditionnel, le système était bien rodé… il faut inventer… et pour y parvenir, il faut mener une réflexion approfondie qui est actuellement en cours.
Et si l’on supprimait les logiciels de note…
Ce propos polémique se termine par une provocation : « supprimons les logiciels de notes ». C’est dans les cuisines et dans les dépendances que se passe la « vrai vie », c’est derrière les notes et les compétences que se trouve le débat essentiel. L’usage des logiciels de notes, loin de clarifier le débat, ne fait que l’enfouir sous une apparence plus agréable, plus acceptable. Or la même réalité est issue de ces notes, de ces appréciations. Et pourtant « économiquement » parlant, la note traditionnelle est finalement la plus facile à mettre en place et à gérer.
L’entrée par les compétences en évaluation n’est pas simple. Les logiciels B2i, en tentant de mécaniser l’évaluation s’y sont heurtés. Les équipes qui mettent en place les TPE, les IDD, les livrets d’évaluation primaire ou le B2i sont affrontées à la difficulté de mettre en place quelque chose dont elles sentent la pertinence mais dont elles savent qu’elle n’est pas encore comprise en regard de ce qu’expriment les notes. Comme si une note disait plus de l’élève qu’une série de compétences attestées. Que sais-je de ce que sait faire mon enfant si je ne connais de lui qu’une note réduite à une moyenne qui, de plus, lui ouvre la porte à la poursuite de ses études ?
Bruno Devauchelle
Cepec