Les médias modernes, la radio, le téléphone, la télévision, Internet, suscitent des commentaires si nombreux qu’il peut paraître vain d’en rajouter. Essayons cependant, de là où nous nous trouvons, c’est-à-dire en position d’observateurs de leurs usages éducatifs et culturels, dans le contexte scolaire ou dans celui, privé, des enseignants et de leurs élèves. Pourquoi ce travail d’interprétation devrait-il être réservé aux spécialistes institués dont il n’est pas sûr qu’ils disposent des instruments les mieux adaptés ? Chaque enseignant et chaque parent peut en prendre sa part, et l’éditorialiste du café pédagogique, également…
Interpréter, c’est, par exemple, rapprocher, dans une même compréhension, des phénomènes divers. En voici trois qui engagent, directement ou non, l’usage social des instruments modernes de télécommunication. Le premier est celui par lequel prend forme le désir d’un très grand nombre d’usagers ordinaires de la radio, mais surtout de la télévision, d’apparaître et d’intervenir publiquement, en voix, en chair et en os, dans des émissions, sur les ondes et les écrans. Ce désir se manifeste de façon très spectaculaire à travers des émissions spécialisées telles que Loft Story, C’est mon choix ou Le millionnaire. De façon plus sauvage, les jeunes qui entourent les journalistes de télévision filmés sur le terrain ont pris l’habitude de manifester leur présence en arrière-plan d’une image dont ils ne sont que le décor, par des mouvements de bras et des cris dont l’objectif est évidemment de renverser la hiérarchie de l’image et d’en occuper le centre. Le second phénomène est celui que l’on observe sur Internet à travers les pages personnelles et, plus généralement, la mise en circulation, sans contrepartie, de documents et d’œuvres personnelles, écrites, graphiques ou musicales, créées par des millions d’artistes amateurs, d’enseignants, de passionnés mais aussi d’individus absolument ordinaires n’ayant rien d’autre à montrer qu’eux-mêmes et ce qu’ils sont capables de faire. Le troisième phénomène est celui qui rend, souvent, de plus en plus difficiles les relations des parents et des enseignants avec les jeunes dont ils ont la responsabilité. Dans les familles et dans les classes, la voix de l’adulte parvient de plus en plus difficilement à se faire entendre, à faire reconnaître la dissymétrie des statuts et à transmettre les savoirs.
De ces trois phénomènes, on connaît de nombreuses interprétations qui se réfèrent à la perte de valeurs, à la contestation généralisée de l’autorité, à l’invasion de la sous-culture, à la démission des clercs, au narcissisme ou à l’exhibitionnisme des gens ordinaires, à la paresse de ceux qui exigent la gloire et la prospérité sans talent et sans peine. Toutes ces interprétations sont assorties d’une invitation au sursaut, à la réaction, jugés nécessaires pour s’écarter de la mauvaise pente, restaurer l’autorité et éviter la décadence. Elles ont aussi en commun d’être profondément pessimistes à l’égard des sociétés modernes, méprisantes pour les personnes qui se montrent à la télévision et sur Internet sans y avoir été invitées ou bien qui s’y livrent à des activités jugées indignes, brutales enfin envers ces jeunes qui ne respectent plus l’autorité de leurs aînés. Parce que nous sommes éducateurs, il nous revient de nous opposer à ces lectures désespérantes mais nous devons le faire sans céder aux interprétations, simplificatrices et pleines d’arrière-pensées qui sont celles des zélateurs intéressés des médias et de la technologie ou des publicitaires pour qui « les gens » ont toujours raison.
Téléphone, radio, télévision et Internet sont des technologies qui agissent directement sur les conditions dans lesquelles la parole circule entre les hommes. Or, c’est par cette circulation de la parole, orale et écrite, que se tisse le lien social, que se constituent les sociétés humaines et que se maintiennent les cultures. Comment, dès lors, s’étonner de voir les usagers de ces médias technologiques qui jouent un rôle social et culturel si important exprimer le désir d’y faire, eux aussi, circuler leurs paroles, leurs images et leurs idées. Il faudrait plutôt s’en réjouir car ce désir est légitime et qu’il est le signe, chez ceux qui l’expriment, d’une belle soif de sociabilité. Si l’on peine à discerner les aspects positifs de ce phénomène, c’est parce qu’il est absolument nouveau. Nous percevons plus facilement ce que nous perdons et dont nous nous rappelons que ce que nous gagnons et que nous ne reconnaissons pas encore. Par ailleurs, l’invasion des médias par leurs usagers est souvent mise en scène, notamment à la télévision, de façon vulgaire. Mais cette médiocrité, intentionnelle ou non, des professionnels des médias n’enlève rien à la réalité, à la force et à la valeur du phénomène social sous-jacent.
L’autorité des maîtres sur leurs élèves et la dissymétrie de leurs positions respectives restent des conditions impératives pour que les uns puissent enseigner et les autres apprendre, mais elles ne peuvent plus, aujourd’hui, être satisfaites par la seule parole du maître. Pour continuer de réussir leur impossible mission, les enseignants ont besoin d’autres armes. Nous défendons ici l’idée que les technologies de télécommunication qui ont, en partie, créé le problème, en sont également, en partie, la solution.
Serge Pouts-Lajus
Cet éditorial doit beaucoup à la lecture d’un article de Clarisse Herrenschmidt, anthropologue, L’Internet entre écriture, parole et monnaie ou l’étrange cadeau des Anciens, paru dans la revue Mots-Pluriels : http://www.arts.uwa.edu.au/MotsPluriels/MP1801ch.html