Béatrice Drot-Delange, formatrice à l’IUFM de Rennes, a soutenu le 21 novembre 2001 la première thèse d’Etat française sur les listes de discussion pédagogiques. Ce travail pionnier permet de faire un premier point sur le rôle et l’efficacité de ces nouveaux outils.
FJ- Comment en êtes vous arrivée à vous intéresser au monde des listes de discussion ?
BDD- J’ai d’abord eu besoin de m’imprégner de mon nouveau milieu professionnel (l’enseignement) au début des années 90, débutant une deuxième carrière après avoir été informaticienne. Les listes de diffusion m’ont permis de prendre connaissance des débats au sein de ma discipline scolaire (les sciences économiques et sociales). Bref, la liste comme agent de socialisation en quelque sorte …
Ensuite, j’ai été frappée par la diversité de leur fonctionnement (je me suis surtout intéressée aux listes qui avaient pour objet une discipline scolaire) : la tonalité des messages, le nombre d’intervenants, etc. J’ai alors eu envie d’étudier de plus près ces outils de communication réunissant des professionnels de l’enseignement pour tenter de comprendre ce qui avait présidé à leur naissance et à leur développement.
FJ- On parle souvent à leur propos de « communautés délocalisées ». Forment – elles vraiment des communautés ?
BDD- Dan Sperber, à qui est empruntée cette expression (cf. Dossiers de l’Ingénierie éducative d’octobre 2001), considère que des personnes partageant des intérêts de tous ordres (curiosité intellectuelle, goût, etc.) se réunissant via Internet, donc sans contrainte de spatialité, forment des « communautés délocalisées ». Suffit-il de partager la même profession et de s’abonner à une liste de diffusion commune pour constituer une communauté ? S. Rafaeli et R.J. LaRose (1993) tranchent la question en définissant la communauté comme » des personnes avec des ordinateurs personnels et des modems qui accèdent au système de forum électronique et qui sont intéressées par les sujets du domaine de ce forum « . Il s’agirait donc d’une vision minimaliste de la communauté.
D’autres chercheurs tentent de répondre à cette question (B. Wellman, M. Gulia dans « Communities in Cyberspace » de M. Smith et P. Kollock (1999). Ils essaient de montrer que même si les liens peuvent être qualifiés de faibles au sein des listes de diffusion par exemple, il n’en reste pas moins que, au-delà d’un intérêt personnel à recevoir des informations, certains recherchent parfois un soutien social ou de la « compagnie ».
Si l’on s’en tient à des définitions traditionnelles, la communauté peut se caractériser par une proximité sociale, spatiale et affective des individus ou par un sentiment d’appartenance à cette communauté. Dans l’enquête que j’ai menée en 1999 auprès de 9 listes de diffusion disciplinaires, il ressortait que les abonnés n’avaient pas le sentiment d’appartenir à une communauté. En même temps, quelques-uns déclaraient s’abonner pour rompre la solitude …
Je ne crois pas qu’il y ait une réponse unique à cette question. Il me semble que chaque liste est un cas particulier : le processus de création, les personnes qui sont à son origine, ses objectifs initiaux peuvent influencer très directement le fait que les individus se vivent ou non comme une communauté. Mais de là à ce que les observateurs les qualifient de « communauté » …
FJ- Quelles forces expliquent leur constitution et leur développement ?
BDD- Pour les listes que j’ai étudiées, j’ai repéré deux « modèles » de constitution que l’on pourrait qualifier de militant et d’institutionnel et un modèle intermédiaire entre ces deux figures. Le premier est né de la volonté de quelques enseignants qui souhaitaient « travailler autrement », promouvoir une image différente de leur discipline. Le second est à l’initiative de l’institution, celle-ci pouvant être le ministère, l’inspection, etc. Le troisième est une rencontre entre des initiatives d’enseignant prêts à s’engager dans ce développement et ayant bénéficié d’un soutien de l’institution.
J’ai tenté d’expliquer leur développement par les stratégies des acteurs à l’initiative des listes. Ces stratégies peuvent passer par l’attribution de « rôles » (par exemple, tenir une rubrique régulière dans la liste, créer un journal à partir des messages échangés, alimenter un site, etc.). Les personnes ainsi enrôlées contribuent à la croissance de la liste, en augmentant l’intérêt à s’abonner.
On peut aussi mobiliser les recherches sur les médias coopératifs. Ces médias se caractérisent par le fait que « l’audience » est également productrice du contenu. Pas de liste sans messages échangés, pas de messages échangés sans abonnés. Différentes théories s’opposent. Pour les unes, plus les abonnés sont différents (ils ne possèdent pas les mêmes informations ou la même formation), plus les échanges vont augmenter, car l’espoir de réciprocité va croître. En effet une question a d’autant plus de chance de trouver une réponse que les abonnés sont « hétérogènes ». Un cercle vertueux va ainsi s’installer et permettre à la liste de se développer. Un autre courant considère à l’inverse que cette asymétrie d’informations va jouer négativement sur la participation : l’espoir de réciprocité s’en trouvant diminué. Un individu possédant de « bonnes » informations peut penser que personne ne sera capable de lui venir en aide à son tour. Cette présentation est bien sûr caricaturale, mais elle permet de comprendre que nous n’en sommes pas à dresser la liste des facteurs clés de succès d’une liste de diffusion.
FJ- Par exemple vous évoquez les stratégies de reconnaissance professionnelle qui sont à l’oeuvre dans ces groupes. Est-ce une constante ? Est ce un élément de développement de ces groupes ?
BDD- Là encore je pense que les stratégies de reconnaissance professionnelle ne se rencontrent pas dans tous les cas. Elles dépendent très fortement de la discipline concernée, de son histoire, de sa place dans le système éducatif. Elles dépendent également de l’objet de la liste, de son modérateur probablement. Elles dépendent aussi de la nature des échanges, de la possibilité de participer (la parole est-elle monopolisée par quelques-uns ?), etc. Certains enseignants cherchent la reconnaissance via la création de sites web « personnels » concernant leur discipline. La démarche est différente sur les listes où il s’agit davantage de débats concernant la reconnaissance collective de la discipline.
FJ- Vous semblent-ils porteurs de valeurs sociétales nouvelles ?
BDD- N’exagérons pas les ambitions de ces listes … Partager des ressources, des pratiques pédagogiques, des conseils c’est s’inscrire dans la philosophie d’Internet de la mutualisation. Discuter ensemble de la mise en place de nouveaux programmes (ou la contester), parfois directement avec les représentants de l’institution lorsqu’ils sont présents sur les listes, c’est peut-être un moyen supplémentaire de prendre la parole pour les enseignants, de manière plus directe. Mais quelles en sont les retombées ?
FJ- Pour Serge Pouts-Lajus, les leaders de ces communautés sont souvent des personnes qui ne sont pas des leaders classiques. Qu’en pensez vous ?
BDD- Lorsqu’il emploie l’expression de leader, il me semble qu’il fait référence aux « propriétaires » ou aux « modérateurs » (qui sont souvent les mêmes personnes). Je ne sais pas ce qu’il appelle un « leader classique ». Le modérateur peut appuyer son autorité sur sa fonction. En ce domaine, les pratiques sont variées et il serait intéressant d’étudier le lien entre le « style » de modération (par exemple a priori, où tous les messages sont filtrés avant d’être envoyés sur la liste ou a posteriori, où les auteurs sont parfois blâmés ou exclus du groupe en cas de non respect de la netiquette) et les échanges sur les listes. Les modérateurs sont parfois contestés par les abonnés, qui trouvent justement la modération trop forte … Un leader peut construire également sa légitimité sur le charisme, qui pourrait dans notre cas se traduire par une présence forte – nombreuses interventions – sur la liste ou une réputation acquise hors de la liste. Mais ce n’est pas le propre des modérateurs. Ainsi certains enseignants, par l’abondance (et la qualité) des messages qu’ils transmettent à la liste peuvent devenir en quelque sorte des leaders en imposant un style, des thèmes de discussion, ou encore être reconnu comme le « secouriste » de service, etc.
FJ- Ces groupes sont-ils vraiment capables de faire évoluer les pratiques pédagogiques ?
BDD- La question de l’évolution des pratiques est une des perspectives de recherche du domaine me semble-t-il. Jacques Perriault et d’autres, étudiant les réseaux pédagogiques (entre autre le réseau Freinet), montraient que ceux-ci se caractérisaient par l’asymétrie d’information et de formation entre les membres, par un critère commun fondant l’identité du groupe, par un accord sur les finalités du réseau. Je ne pense pas que les membres de l’ensemble des listes de diffusion disciplinaires, à l’exception de celles qui s’inscrivent clairement dans une optique militante, partagent une finalité commune, si ce n’est celle, minimaliste, de recevoir de l’information et de participer aux débats de la discipline, ce dans une moindre mesure. Aussi, mais c’est une opinion personnelle qu’il faudrait vérifier, je ne pense pas que les discussions sur les listes fassent « évoluer les pratiques professionnelles » de façon très profonde, mais plus certainement de manière incrémentale. Sauf à considérer qu’échanger sur ces pratiques est déjà en soi une évolution des pratiques professionnelles …
FJ – Pourtant c’est un phénomène nouveau de voir un nombre important
d’enseignants en échange quotidien. Cela doit bien influer sur les pratiques en classe ?
BDD – C’est possible, mais ce n’est pas un phénomène très facile à mesurer … Cet entretien peut etre l’occasion d’un appel à témoignages sur le sujet ?
FJ- Comment voyez vous leur avenir par rapport à l’internet institutionnel qui se développe ? Le « bureau virtuel », les listes académiques peuvent ils remplacer ces communautés ?
BDD- Je ne pense pas que les listes académiques remplacent les listes à l’échelon national, en tous les cas, pour les listes que j’ai pu étudier. Pour une raison quasi-mécanique, les échanges ne semblent possibles qu’au-delà d’une masse critique, tout en restant en deçà d’un seuil où les individus ne peuvent plus faire face au nombre de messages. Les listes académiques institutionnelles qui « fonctionnent » reprennent parfois les principaux messages de la liste nationale, pour éviter cette surcharge de messages à leurs abonnés.
Mais on constate aussi la naissance de listes beaucoup plus informelles, moins visibles, basées par exemple sur le « parrainage » ou le bouche à oreille.
Le site de Béatrice Drot-Delange : http://perso.wanadoo.fr/beatrice.drot-delange/
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