Claudine Blanchard-Laville a été longtemps professeur de mathématiques. Aujourd’hui elle enseigne les sciences de l’éducation à l’Université Paris X Nanterre et publie un nouvel ouvrage : « Les enseignants entre plaisir et souffrance » (1). Bien loin d’être l’oeuvre froide d’un universitaire, ce livre touche par sa sincérité, sa lisibilité et son caractère très personnel. C’est l’histoire d’une chercheuse qui mêle le récit de ses découvertes au chemin de sa vie. Ainsi les premières pages évoquent ses souvenirs d’écolière où, sous la dictée de l’institutrice, sa mère, la future mathématicienne écrivait « Les filles sont plus craintives en calcul parce qu’elles réussissent moins bien que les garçons ». C’est peut-être le dépassement de cet interdit qui a mené Claudine Blanchard-Laville à définir son projet : étudier les conduites des enseignants, essayer de les comprendre, apercevoir le continent caché du psychisme inconscient. A travers l’étude de plusieurs situations pédagogiques, elle montre le jeu des inhibitions et des passions et, très progressivement, nous amène à des constructions théoriques. A coup sûr ce livre est de ceux qui peuvent rendre service aux enseignants. C’est un grand livre.
La qualité rare de ce livre, sa délicatesse et sa force nous ont donné envie de rencontrer Claudine Blanchard-Laville et de l’interroger sur son ouvrage.
FJ : Le titre de votre livre évoque « le plaisir et la souffrance », en allusion à deux figures d’enseignants de votre enfance. D’emblée vous nous mettez devant une définition assez sado-masochiste de l’acte éducatif. Est-ce vraiment ainsi que vous le voyez ?
CBL : D’entrée de jeu, je vous remercie pour vos questions ; à mes yeux, elles sont un peu provocantes par rapport au travail que j’ai souhaité rendre public avec cet ouvrage ; mais, du même coup, elles me permettent de réfléchir à la manière dont ce travail risque d’être perçu et donc, de tenter d’élaborer avec vous les malentendus les plus flagrants qui pourraient survenir lors de sa lecture.
L’acte éducatif est complexe : c’est ce que je tente de montrer. L’enseignant peut passer d’un état de plaisir à un état de souffrance, sans qu’une explication rationnelle lui vienne à l’esprit. Ce livre peut aider les enseignants à y voir un peu plus clair en introduisant la dimension psychique présente chez lui, chez chaque élève et dans le groupe-classe. Travailler cette dimension est une manière d’entrer dans la complexité de l’acte d’enseignement et de révéler différentes facettes de cet acte.
Vous dites dans votre question : » ce qui rappelle deux figures d’enseignants de votre enfance « , je dirais plutôt : ce qui rappelle deux figures d’enseignants de mon adolescence, celle que j’appelle dans le livre Mademoiselle M., professeur de mathématiques du lycée de filles, lors de mes quinze ans et des débuts de mon orientation, et Monsieur K., professeur de mathématiques supérieures, qui m’a effectivement fait vivre quelques moments difficiles au cours de l’année où j’ai séjourné dans sa classe. Plaisir de l’élève que j’ai été avec mademoiselle M. et souffrance de celle que je suis devenue dans la classe de Monsieur K.
Que, de là on puisse remonter aux deux figures d’enseignants que mes parents ont été pour moi aussi, comme je l’évoque dans le livre, à l’époque de l’école de campagne de mon enfance, oui, peut-être, sans que l’équation puisse être stricte sur ce point. En revanche, je veux suggérer avant tout qu’en chacun de nous, enseignant/e, il y a peut-être une part de chacune de ces figures. Une part d’ombre et une part de lumière. Selon les moments. Et ce qui m’importe aujourd’hui, comme chercheur, c’est de comprendre en quoi la situation d’enseignement ravive cela en chaque enseignant, de manière quasi-structurale, au-delà de nos profils de personnalité respectifs. Comment comprendre que notre part sadique puisse être excitée par la situation elle-même et réciproquement aussi, dans certains cas, que notre part masochiste puisse se révéler ? Comment se fait-il que cette situation particulière de l’acte d’enseignement qui place les partenaires dans des positions spécifiques mette en jeu une excitation mutuelle du sado-masochisme entre enseignants et élèves ?
FJ : Votre livre fait le lien entre didactique et psychanalyse. Cependant celle-là semble soumise au « transfert didactique » et à l’inconscient qui s’exerce dans la classe. Pourtant les pratiques pédagogiques semblent codifiées et relèvent de l’expérience raisonnée. Alors quelle place a l’inconscient ?
CBL : Nous avons beau préparer d’une façon précise et détaillée une séance d’enseignement, on est toujours frappé par ce qui se passe réellement en situation et qui n’était pas prévu. C’est là que s’introduit la dimension inconsciente qui ne peut être ni codifiée, ni cernée par avance. Loin de moi l’idée de penser que nous ne sommes pas aussi des êtres de raison ; je suis bien convaincue que nous tentons de toutes nos forces d’agir professionnellement selon des pratiques pensées, réfléchies, délibérées, raisonnées. Simplement, le point de vue que j’adopte dans mes recherches et donc dans ce livre, qui n’est qu’un point de vue parmi d’autres, celui qui admet le postulat de l’inconscient freudien ne nous laissant pas » maître dans notre propre maison « , donne à voir des éléments que d’autres points de vue ne permettent pas de déchiffrer. Ainsi, je suis amenée à penser que les enseignants ne laissent pas leur psychisme inconscient à la porte de la classe, ni les enseignés non plus.
Pour aller un peu plus loin, je dirais que si l’on accorde quelque pertinence à ce point de vue, nous sommes conduits à nous rendre compte que notre appareil psychique professionnel nous fait prendre des décisions sous l’emprise de plusieurs instances en conflit ; des instances que je tente de décrire dans l’ouvrage et qui construisent notre appareil psychique professionnel ; elles amène notre moi professionnel à prendre des décisions de compromis. Donc des décisions qui ne sont pas seulement sous l’emprise de la raison, mais quelquefois sous l’emprise de nos pulsions. Même si, dans l’instant de la situation, nous sommes opaques à nos propres yeux, certains dispositifs de travail arrivent à nous donner quelques lumières sur la manière dont nous traitons nos conflits internes en situation professionnelle ; ce qui peut nous apprendre à transformer quelque peu nos pratiques ; c’est dans ce sens que j’accompagne les enseignants qui travaillent dans les groupes que j’anime.
FJ : Le plaisir d’enseigner est-il forcément malsain ou pervers ?
CBL : Heureusement non ; un enseignant qui laisse traverser son plaisir de présenter tel ou tel savoir a sans doute plus de chance d’être apprécié qu’un enseignant qui s’ennuie en déclinant son cours. Le plaisir d’enseigner existe bel et bien et n’est pas forcément pervers. Je crois d’ailleurs que si je propose la notion de » séduction narcissique » à un moment donné dans l’analyse de mes observations, c’est bien pour dire que notre plaisir d’enseigner n’est pas plus malsain que le plaisir d’une mère avec son enfant. Simplement, nous ne pouvons pas ne pas voir que dans cet espace d’intimité de l’enseignement, il peut exister des abus, des abus narcissiques, si ce plaisir de la séduction narcissique n’est pas bien tempéré, ou des abus sexuels, lorsque la séduction sexuelle prend le pas dans cet espace. Je pense qu’il est de notre devoir de chercheur de comprendre comment ces mécanismes, le plus souvent bien tempérés, il faut le dire, peuvent parfois devenir problématiques ou, en tout cas, comment la situation peut les faire émerger. Encore une fois, ce ne sont pas les supposées pathologies de certaines personnalités d’enseignants qui m’intéressent mais de chercher à comprendre comment la situation spécifique de l’espace d’enseignement peut appeler à certaines dérives et pourquoi.
FJ : Dans le livre vous parlez du « malentendu » entre profs et élèves ? Mais qu’est ce qui s’échange entre eux ? Est ce forcément du « malentendu » ?
CBL : Heureusement non, mais je mets l’accent sur le malentendu dans cette situation où il s’agirait d’être plutôt dans le » bien entendu « , ou l’on rêverait facilement en tout cas d’être dans le bien entendu. » Je le leur ai dit « , pense l’enseignant, donc » ils l’ont entendu et peut-être compris « . Nous savons bien qu’il n’en est rien. Le malentendu est inhérent à la communication humaine ; sauf que lorsque l’enjeu est la transmission didactique, c’est un peu paradoxal. Et puis je montre dans le livre que le malentendu est, au niveau psychique, souvent un malentendu sur les raisons que nous nous donnons pour nous relier au savoir que nous enseignons, un malentendu aussi sur le type de relations que nous pensons nouer dans la classe. Je crois que le récit du travail avec le professeur que j’appelle Jean-Christophe dans l’ouvrage est suffisamment parlant à ce niveau-là.
FJ : Y a t il un remède à ce combat « à la vie à la mort » (p 151) que serait la relation éducative ?
CBL : » Remède « , non parce que pour moi il n’y a pas de » malade « , mais des situations professionnelles qui mettent en scène ni plus ni moins le drame existentiel, celui du lien à l’autre et du lien à l’objet, liens qui se construisent dans le plaisir et la souffrance, dans le plaisir gagné sur la souffrance.
Ce combat, fantasmes contre fantasmes, est présent dans toute relation. Il est particulièrement vivace dans une relation pédagogique où tout un pan de la personne de l’enseignant et des personnes des élèves n’est pas connu et où s’engouffrent de nombreuses constructions imaginaires. On trouve des fantasmes meurtriers chez les élèves aussi bien que chez les enseignants. On peut se laisser porter par ses fantasmes ou tenter d’analyser ce qu’ils représentent pour chacun de nous, on peut alors espérer peut-être les transformer.
FJ : Que peut apporter un suivi psychanalytique des enseignants ? Cela résout-il les situations très dégradées que l’on rencontre dans les « points chauds » du système scolaire ?
CBL : Je ne parle pas de » suivi psychanalytique » des enseignants mais d’accompagnement clinique dans des groupes de travail. Ce qui est très différent. Dans les groupes que j’anime, l’entrée de travail est exclusivement une entrée professionnelle, les situations apportées pour être travaillées par les participants sont toujours issues de leurs pratiques professionnelles. Le dispositif n’est pas celui de la cure psychanalytique ni du groupe thérapeutique. Néanmoins il s’agit d’un travail d’élaboration psychique de chacun à propos de son fonctionnement en situation professionnelle.
Bien sûr, cette approche ne peut tout résoudre, en particulier elle ne fournit pas de solutions-miracles dans l’urgence de situations extrêmes ; cependant, par le dégagement que ce type de travail procure, on peut penser que le rapport des enseignants à ces situations extrêmement difficiles et douloureuses peut se modifier, en donnant davantage d’ouverture, et de possibilités de circulation de la parole dans les espaces collectifs.
FJ : Pensez vous qu’un accompagnement psychanalytique devrait être introduit dans la formation des enseignants ? N’y aurait-il pas le risque d’une manipulation des profs et des élèves ?
CBL : Oui, je crois qu’il faut introduire ce type de travail en formation, nonobstant le terme de » psychanalytique « , que je n’utilise pas. Pour moi, il ne s’agit pas d’un accompagnement psychanalytique, même si les théories psychanalytiques ont inspiré la posture de l’animatrice que je suis devenue, sa forme d’écoute et de compréhension des situations. J’ai toujours soutenu et même aidé à mettre en place en formation initiale et continue des groupes d’analyse de la pratique. À propos de la formation, on peut consulter le livre que j’ai coordonné avec Suzanne Nadot, » Malaise dans la formation des enseignants « , qui présente les résultats d’une recherche de longue durée à propos d’une cohorte de formés dans deux IUFM qui nous ont soutenus pour ce travail. J’ai la conviction que l’on peut proposer en formation initiale aux futurs enseignants un travail d’analyse de leur pratique tel que je le conçois. Pour plus de précisions, je renverrai à la série d’ouvrages sur cette question de l’analyse des pratiques que j’ai coordonnés avec Dominique Fablet.
En début de carrière, un accompagnement du style de celui que je propose peut permettre aux enseignants de discerner ce qui risque de venir d’eux-mêmes, ce qui est déclenché par les phénomènes de groupe, ou encore ce qui provient des contradictions institutionnelles. Tout cela va dans le sens inverse d’une manipulation, puisque ce travail donne aux enseignants des outils d’analyse qui les engagent vers une plus grande liberté dans leur action professionnelle.
FJ : Dans le livre vous citez de nombreux exemples qui tous renvoient à des cours traditionnels, de type frontal (le prof face aux élèves). Mais de plus en plus les enseignants se fixent comme objectif de laisser construire par les élèves leurs connaissances. Cela remet-il en question votre analyse ?
CBL : Je ne suis pas sans savoir que dans un pourcentage assez restreint de cas, la situation d’enseignement n’est pas de type frontal ; cependant, nous savons que malgré les efforts des innovateurs, didacticiens, et de certains praticiens, cette situation reste la plus répandue. D’autre part, il faut distinguer la situation topographique de la situation didactique de dévolution des questions-problèmes aux élèves. Nous avons pu remarquer que les situations aboutissent souvent à du frontal » déguisé « . Enfin, bien sûr, les recherches se poursuivront pour nuancer mes propositions, mais je reste convaincue que le professeur continuera de devoir assumer dans différents dispositifs une place d’où il parle, d’où il met en scène son propre rapport au savoir et d’où il lui faut se relier aux élèves. Autrement dit, les éléments que nous avons décryptés seront à affiner et à nuancer mais ne sont pas pour moi remis en cause profondément par la diversité des dispositifs pédagogiques et didactiques qui restent à inventer.
FJ : Internet ouvre un nouvel espace dans la classe, beaucoup plus difficile à contrôler par l’enseignant. Que pensez vous des tentatives de contrôle étroit d’internet dans les établissements. Dans quelle mesure cette « fenêtre » peut-elle être libératrice pour les élèves, perturbatrice du « malentendu » ?
CBL : Pour le moment, je n’ai pas d’éléments directs pour répondre à votre question, je peux juste proposer les résultats de la thèse que vient de soutenir l’un de mes étudiants, Jean-Luc Rinaudo sur le rapport à l’informatique des enseignants, travail conduit dans une perspective clinique, et qui montre bien la difficulté des enseignants et leur diversité quant à la manière de se positionner vis-à-vis de ces nouveaux outils. Encore une fois, j’ai la conviction que le travail de dégagement que je propose peut permettre justement à des enseignants de pouvoir adopter d’autres dispositifs pédagogiques incluant de nouveaux outils avec moins d’appréhension. Le travail présenté dans mon livre contribue à analyser l’écart entre les pratiques enseignantes déclarées et les pratiques effectivement mises en œuvre et a pour objectif d’aboutir à une certaine réduction de cet écart pour une moindre souffrance des enseignants.
Propos recueillis par François Jarraud
(1) Claudine Blanchard-Laville, Les enseignants entre plaisir et souffrance, PUF, Collection Education et Formation, Paris, 2001, 282 p.