SPL- Vous participez depuis plusieurs années à la réflexion sur les programmes de technologie du collège. Quelle est la raison d’être de cet enseignement ?
JLM- Je vais peut-être commencer en disant ce qu’elle n’est pas. D’abord, je ne pense pas que la raison d’être de l’enseignement de la technologie au collège soit de préparer les élèves à être des utilisateurs de technologie. Elle n’est pas non plus, ou en tous cas je ne crois pas qu’elle puisse être une » pompe » pour alimenter l’enseignement professionnel.
La première raison d’être d’un enseignement technologique au collège, selon moi, c’est de venir en soutien du processus d’orientation scolaire et professionnelle, ce qui suppose de donner aux élèves la possibilité de se représenter les contenus et les environnements techniques du travail aujourd’hui. On ne peut choisir qu’entre des possibilités dont on a une image concrète. Il faut de plus donner aux adolescents une réelle capacité de choix. C’est cela qui justifie d’abord, et sur le fond, l’enseignement de la technologie au collège. Bien sûr, d’autres raisons se conjuguent à cette première : approche du monde technique et des outils informatiques, implication dans des réalisations collectives sur projet.
SPL- Qu’en est-il en particulier de la place de l’informatique ?
JLM- L’informatique, ou plus précisément la » technologie de l’information « , représente environ un tiers du programme de technologie au collège. Il y a deux volets ; d’une part un volet de familiarisation à des applications, comme le traitement de texte qui est d’accès assez facile parce que la forme textuelle est familière, mais aussi des applications moins courantes, dans les domaines de la conception assistée ou de la consultation et de la transmission de l’information. Le second volet est plus intellectuel ; il vise à construire une première représentation de ce qui se passe dans la machine, de ce qu’est l’information et des modalités de son traitement ; c’est ce que j’appelle au sens propre technologie (sans s) de l’information.
SPL- Mais l’informatique au collège ne concerne pas seulement la technologie. Tous les enseignements et tous les enseignants le sont également…
JLM- Oui, certainement. Mais dès qu’il a été décidé d’introduire l’informatique dans les programmes du collège, se posait évidemment la question de savoir s’il fallait la rattacher à une discipline du collège, et si oui à laquelle. Certains ont pensé aux maths, d’autres à la
documentation… Pour des raisons pratiques (usages par les enseignants, salles et équipements) et fondamentales (que serait une éducation technologique aujourd’hui qui passerait à côté de l’informatisation de la plupart des techniques ?..), je suis personnellement partisan de la technologie pour accueillir l’initiation à la technologie de l’information. Cela permet de résoudre rapidement le problème de la banalisation de l’usage raisonné de l’ordinateur. Sinon, nous courons le risque de rester 20 ans sans progresser. C’est un peu ce qui se passe avec le B2I, dont toutes les disciplines sont » responsables « , et donc aucune vraiment responsable pour les apprentissages.
Par ailleurs, si l’ordinateur présenté comme un outil pédagogique provoque des résistances : c’est qu’en réalité, le plus souvent, on peut raisonnablement préférer d’autres moyens pédagogiques. Mais lorsque l’usage est obligatoire parce qu’il s’agit d’un objet d’enseignement et pas d’un outil pédagogique, comme dans le domaine de la conception ou de la fabrication mécaniques, il suffit de trois ans pour que tout changé. Mieux : l’ordinateur est alors aussi systématiquement utilisé comme outil pédagogique, et comme outil professionnel, par l’enseignant.
SPL- Pensez-vous que la compétence dactylographique doive être acquise jeune, à l’école ou au collège ?
JLM- Dans les programmes actuels de technologie au collège, on insiste surtout sur la question des bonnes postures physiques devant un ordinateur. La question de la dactylographie n’est pas au premier plan. Mais je considère votre question comme une question cruciale aujourd’hui : faut-il encore passer autant de temps à l’école primaire sur l’apprentissage de l’écriture manuscrite ? Certains sont prêts à se passer d’écriture manuscrite.
Personnellement, je pense qu’on peut difficilement se passer de l’écriture manuscrite. Le clavier n’est peut-être pas le moyen qui va supplanter tous les autres. Il faut aussi rappeler que par l’apprentissage de l’écriture se développent des capacités et des habitudes de gestes manuels précis.
Je pense donc qu’on peut raisonnablement passer moins de temps pour l’écriture manuscrite, dégager ainsi du temps pour l’apprentissage des moyens informatiques et compenser par des apprentissages de motricité fine en éducation artistique. Cela devrait être effectué suffisamment tôt, à un moment où il n’y a pas les rejets des apprentissages des » bons » gestes qu’on constate à l’adolescence. C’est donc d’une réorganisation d’ensemble que nous avons besoin aujourd’hui, avec de nouveaux équilibres pour tous ces apprentissages.
SPL- Vous dites que l’informatique pédagogique est nécessairement objet de débat. Dans le domaine des sciences dites dures qui est le votre, on prête des qualités pédagogiques aux logiciels de simulation. Qu’en pensez-vous ?
JLM- Les simulations nous apportent d’abord une aide pour la représentation des phénomènes. Essayez de vous représenter un ensemble désordonné de particules en mouvement avec des vitesses diverses : tant qu’un ordinateur n’aura pas produit une image animée de synthèse pour vous le montrer, je crois que vous aurez beaucoup de peine.
Par ailleurs, la simulation est aussi un » objet » d’enseignement ; ce qui est en jeu, c’est alors : apprendre ce que sont les modèles, apprendre à les explorer et apprendre à penser avec
eux.
En éducation scientifique, on proclame communément, sans d’ailleurs que cela corresponde toujours à la réalité, qu’il est préférable et même nécessaire d’entrer d’abord en relation avec les objets par une familiarité pratique, matérielle. C’est sans doute raisonnable pour l’école primaire. Mais il y a de plus en plus de phénomènes et d’objets que l’on ne peut plus aborder de cette façon au lycée et même au collège. Par exemple en électronique des signaux faibles, il n’est pas possible d’expérimenter vraiment sur les systèmes intégrés ; bien sûr, on peut utiliser des dispositifs matériels, mais uniquement à la condition qu’ils fonctionnent correctement ; on peut aussi les détruire mais cela n’apprend pas grand chose sur leur mode de fonctionnement. Cependant une autre approche est possible : explorer des comportements virtuels avec un logiciel de simulation et illustrer certains de ces comportements avec les systèmes matériels. C’est la voie inverse de celle qui était traditionnellement préconisée dans les sciences physiques : l’interprétation par les modèles et la simulation sont nécessaires aux essais pratiques. Remarquons en passant que c’est la voie qui a presque toujours été utilisée pour l’astronomie. Pour l’enseignement des sciences et des techniques de la matière, de l’énergie, de la vie et de l’information, c’est en tout cas un changement profond qui exige un nouvel équilibre entre l’expérience, la théorie, la simulation. Au cœur de ce changement est la modélisation : il ne s’agit plus d’enseigner les » bons » modèles, mais d’apprendre à modéliser.
SPL- On observe une importante baisse d’intérêt pour les filières scientifiques chez les lycéens et les étudiants. Qu’en pensez-vous ?
JLM- En ce qui concerne les étudiants, ce que l’on observe, c’est d’abord une redistribution entre les disciplines. Grossièrement, en proportion c’est stable pour les maths et la biologie, ça augmente en informatique et en sciences de l’ingénieur et ça chute très fortement en physique et en chimie. Ces redistributions ne posent peut-être pas de problème tragique. Les étudiants sont très rapidement réactifs aux évolutions de l’emploi et des formations; on ne peut pas les blâmer.
En revanche, la tendance lourde à la baisse globale qui affecte très fortement les universités pose problème. Je pense que c’est un vrai problème de » société « .Par rapport aux débuts des années 80, les choses ont changé : les sciences sont davantage mises à l’écart dans le débat public, elles sont abandonnées aux spécialistes. J’ai été frappé lors d’un colloque récent à l’UNESCO sur le thème de la culture scientifique et technique de l’absence totale de représentation politique. Nos élites sont distantes sinon incultes dans ce domaine ; dans un monde aussi » technicisé » que le nôtre cela peut devenir réellement dangereux.
SPL- Qu’attendez-vous du grand débat sur l’éducation qui s’amorce ?
JLM- Cela m’intéresse évidemment de voir comme les questions de l’éducation en général et de l’éducation aux sciences et techniques seront abordées. Lors d’une précédente consultation sur les lycées, je me souviens que la question de l’éducation scientifique et technologique n’était pas présente au début comme enjeu prioritaire. Beaucoup ont protesté et elle est réapparue, mais sur un mode mineur.
Dans l’idée de culture commune, la science et la technique ne figurent pas comme une composante majeure, mais uniquement comme l’une des finalités de l’éducation, que l’on introduit en réaction à la protestation des scientifiques. Par exemple, à l’école primaire, on donne la liste des priorités absolues (lire, écrire, et » compter « ), et puis on rajoute le reste, selon la vigueur des pressions : les arts, l’histoire, le sport, la science, la technique, etc. Il n’y a pas de conception profonde d’ensemble. Et les enseignants doivent » faire avec « .
Au lieu d’un débat morcelé et biaisé, je souhaite donc qu’un véritable débat politique global puisse déboucher sur un choix plus conscient des missions prioritaires pour l’école élémentaire, le collège et les lycées.
Entretien : Serge Pouts-Lajus