Dossier spécial
Jusque dans les années 1950, l’Argentine était plus riche que l’Italie, raison pour laquelle elle attira tant d’italiens (lors du pic d’immigration des années 1871-1914, la moitié des immigrants étaient italiens). Puis le pays s’installa dans le Péronisme. Jusqu’au tournant libéral des années 90, les gouvernements successifs, civils ou militaires, ont poursuivi dans la veine populiste, dirigiste, protectionniste, industrialiste, tracée par Péron. En voici le résultat :
PIB par habitant de l’Argentine
(Italie = base 100)
1950 : 142
1960 : 94
1974 : 75
1990 : 40
1998 : 52
Source : d’après les estimations d’Angus Maddison, en $ internationaux Geary-Khamis : L’économie mondiale, une perspective millénaire, OCDE 2001
Selon l’économiste Diaz Alejandro, quatre facteurs expliquent la domination du Péronisme et le déclin relatif de l’Argentine : des classes travailleuses urbaines militantes et politiquement trés actives ; le nationalisme économique ; la profonde division entre les élites traditionnelles et les couches pauvres de la société ; et un gouvernement qui cherchait à contrôler l’allocation des biens parce qu’il voyait dans le système des prix un instrument pour redistribuer les richesses.
Voilà pour le long terme. Mais comment expliquer la crise actuelle ?
Prologue. Les années libérales
Pour certains journalistes pressés, la cause est entendue : la faillite argentine est celle du « néolibéralisme ». Las ! la période correspondant aux réformes libérales de Carlos Menem (1990-1998) fut la plus prospère qu’ait connue l’Argentine depuis 1950 :
Taux de croissance annuel moyen du PIB par hab.
1950 – 1974 : + 2,2 %
1974 – 1990 : – 1,5 %
1990 – 1998 : + 4,4 %
Source : Ibid.
La bonne performance des années 1990-98 s’explique par le retour de la « confiance » après la stabilisation réussie de la monnaie et des prix (l’inflation est ainsi passée de 5000 % en 1989 à 5 % en 1994), et la vague d’optimisme qui accompagna la libéralisation de l’économie (entre 1990 et 1999, l’Argentine est ainsi remontée de la 60ème place à la 11ème dans l’Index des Libertés économiques du Frazer Institute).
Pourtant, la libéralisation économique n’a pas suffit à faire de l’Argentine un pays attractif pour les entreprises et les investisseurs. En 2001, le pays se classe 49ème sur 75 dans le Growth Competitiveness Index du CID-Harvard (un indice qui prend en compte la capacité technologique, l’environnement macro-économique et la qualité des institutions publiques), entre la République dominicaine et les Philippines ! A titre de comparaison, le Chili est 27ème.
En fait, la conversion libérale de l’Argentine est récente et encore incertaine. L’exemple des pays d’Europe de l’Est montre qu’il faut du temps pour éponger le passif de 40 ans d’économie d’Etat. A cet égard, il est instructif de comparer le PIB par habitant de l’Argentine et celui du Chili, converti plus précoce et plus crédible au libéralisme économique :
PIB par habitant du Chili
(Argentine = base 100)
1974 : 60
1990 : 98
1998 : 106
Source : Ibid.
Malheureusement, pour un pays comme l’Argentine, la « confiance » se perd plus vite qu’elle ne se construit. Au cours du second semestre 1998, l’économie entre dans une récession de trois ans et demi qui débouchera sur le plus gros défaut de paiement de l’histoire.
Pour comprendre comment on en est arrivé là, il peut être utile de reconstituer le déroulement du drame. Un drame en deux actes.
Acte 1. Du défaut de crédibilité
1. La crédibilité de la stratégie économique
En 1991, après des années d’inflation à quatre chiffres, Menem et Cavalho choisirent d’aligner le peso sur le dollar. Il apparut à l’époque que si l’on voulait garantir la stabilité monétaire, il fallait lier les mains du pouvoir politique.
Cette stratégie parvint effectivement à juguler l’inflation, mettant fin à des décennies de débauche monétaire. Mais on ne voulut pas voir que le nouveau système monétaire (le « currency board ») appelait des réformes de structure.
Avant le plan de convertibilité, quand les syndicats obtenaient des augmentations de salaires, la dévaluation rétablissait la compétitivité ; quand les Provinces dépensaient sans compter, la Banque Centrale imprimait de la monnaie. L’inflation graissait les rouages du complexe politico-économique argentin. Une fois le peso aligné sur le dollar, on voulut croire que les problèmes se règleraient d’eux-mêmes. La voie de la dévaluation n’étant plus ouverte, il faudrait bien que les syndicats se montrent réalistes, sauf à risquer de voir les entreprises fermer les unes après les autres ; la banque centrale ne pouvant plus jouer son rôle de prêteur en dernier ressort, les administrations publiques devraient serrer leurs budgets, et les banques cesser de prêter les yeux fermés. En somme, les réformes pouvaient attendre…
Au début, tout alla pour le mieux. Les déficits budgétaires firent place à des excédents, la supervision financière et bancaire fut renforcée, un peu de flexibilité fut introduit avec le travail temporaire. L’Argentine devint brièvement le chouchou de Wall Street.
Mais pendant le second mandat de Menem, la « pompe à phynances » péroniste se remit en marche, alimentée cette fois par l’emprunt international. En 1999, le déficit primaire du secteur public (Etat + Provinces) atteint 4.1 % du PNB (vs 1.2 % promis au FMI, Memorandum du FMI, Fev. 2000). Ainsi, malgré la croissance et les recettes des privatisations, le service de la dette publique représentait 4.1 % du PNB en 1990 et 9.1 % fin 1999.
On peut certes incriminer les difficultés à faire rentrer l’impôt, imputables aux insuffisances du dispositif fiscal et surtout à l’évasion fiscale. Pour échapper aux charges patronales (1 peso de charges pour 2 de salaires), aux droits de douanes et à la TVA (le taux normal est comme chez nous de 21 %), les argentins recourent communément au secteur informel ; la comparaison des chiffres de consommation et des rentrées de TVA permet d’estimer à 40 % le poids de l’économie souterraine dans la production nationale, c’est à dire le manque à gagner fiscal.
Mais ce sont surtout les dérives des dépenses publiques de l’Etat fédéral et des Provinces qui expliquent la montée de l’endettement public. Depuis le retour de la démocratie, les caciques qui tiennent les Provinces se sont efforcés de conforter leur pouvoir en embauchant à tout va et en multipliant les travaux publics. A cet égard, la gestion de la province de Buenos Aires est typique : entre 1991 et 1999, le nombre d’employés de la Province est passé de 280 000 à 400 000 ; sur la même période, l’endettement de la Province est passée de 2 à 4,6 milliards de $ !
Véritable bombe à retardement, la montée de la dette publique dans les années 9O est la cause première de la faillite argentine. Lorsqu’un pays, financièrement dépendant, fait le choix d’arrimer sa monnaie au dollar, il ne peut se permettre de laxisme en matière financière. La rigueur budgétaire devient un impératif catégorique, au moins en période de vaches grasses, s’il veut éviter une débâcle financière en période de vaches maigres. Pour avoir dilapidé les fruits de la croissance entre 1991 et 1999, les dirigeants argentins portent l’entière responsabilité de la faillite de l’Argentine.
De façon générale, la crédibilité de la nouvelle stratégie économique a pâtit de l’irresponsabilité de la classe politique.
2. La crédibilité de la classe politique
Au fur et à mesure que l’on approche de l’élection présidentielle d’oct. 1999, il devient de plus en plus clair que le temps de la rigueur financière et des réformes libérales a vécu.
L’Alliance, une coalition social-démocrate associant l’UCR (radicaux) et le Frepaso (une formation de centre-gauche), gagne les élections ; mais sitôt au pouvoir, il lui faut oublier ses promesses de redistribution et adopter des mesures impopulaires pour colmater les trous. Au risque de mécontenter ses militants et son électorat : dans les rangs du Frepaso comme de l’UCR, la grogne monte contre le gouvernement ; le leader radical Alfonsin critique publiquement la parité peso-dollar ; au sein même du Cabinet, libéraux et progressistes sont à couteaux tirés ; le populaire dirigeant du Frepaso quitte le gouvernement. Ce climat politique délétère ruine la crédibilité de la politique gouvernementale et assombrit davantage les perspectives économiques du pays.
Le ministre de l’économie Machinea, caution des milieux d’affaires, focalise la contestation ; privé de soutien politique, il doit finalement démissionner en avril 2001. Le plan d’austérité proposé par son successeur provoque le départ des ministres du Frepaso, et le président De La Rua doit appeler à la rescousse le Pinet argentin, le père du plan de convertibilité, Domingo Cavallo. Traumatisée par l’expérience Alfonsin (l’hyper-inflation avait permit la victoire de Menem en 1989), l’UCR est malgré tout soucieuse de montrer qu’elle est capable de gérer le pays ; aussi soutient-elle la politique de rigueur. Mais ce faisant, elle ouvre sur sa gauche un espace politique où s’engouffrent l’aile populiste du Parti Justicialiste, emmenée par Duhalde, et le Frepaso, qui prend de plus en plus ses distances par rapport au gouvernement. Dans ces conditions, on comprend que les dissensions restent vives au sein de l’UCR.
Au fil du temps, les dirigeants politiques perdirent donc la confiance des milieux économiques : les capitaux fuient, l’investissement s’effondre de 25 % entre Mars 1999 et Mars 2001. Ils perdirent aussi la confiance du peuple. Pendant que le pays s’enfonçait dans la récession, la montée du chômage et de la pauvreté rendirent encore plus insupportable la corruption des hommes politiques.
La probité du président De La Rua et de son cabinet n’est pas en cause, mais on ne peut en dire autant du reste de la classe politique. En 1995, Cavallo avait démissionné parce qu’il ne supportait plus la corruption ambiante dans l’entourage présidentiel. Carlos Menem sera du reste officiellement mis en cause dans une affaire de trafic d’armes avec la Bosnie ; son assignation à résidence sera opportunément levée par les juges de la Cour Suprême, ceux-là même qu’il avait nommés… Son successeur à la tête du Parti Justicialiste ne vaut pas mieux. Selon le directeur d’Interpol-Mexico, Duhalde aurait perçu un million de $ d’un cartel mexicain de la drogue pour financer sa campagne présidentielle ! et sa gestion de la Province de Buenos Aires constitue un idéal-type de népotisme, de corruption, et de clientélisme. Au delà, c’est tout le système politique argentin qui paraît gangrené par la combinazionne, le caciquisme, le clientélisme, le népotisme et la corruption : l’Argentine apparaît ainsi en 57ème position sur 91 dans le dernier Perception Corruption Index de Transparency International (à titre de comparaison, le Chili est 18ème).
En 1999 pourtant, l’Alliance avait fait de la lutte contre la corruption son thème favori de campagne, un élément décisif de la déroute électorale des péronistes (De La Rua sera élu avec 20 % de voix d’écart sur le péroniste Duhalde). Mais le manque de courage politique et l’obstruction du Sénat péroniste auront aussi raison de ces promesses-là.
Acte 2. Au défaut de paiement
1. Le cercle vicieux
L’Argentine venait d’entrer en récession (2d semestre 1998) quand survint la dévaluation du real : en février 1999, le principal partenaire commercial de l’Argentine dévaluait sa monnaie de 40 %. Le dollar s’appréciera aussi face à l’euro et au peso chilien.
Avec un taux de change fixe, la seule réponse possible était d’ajuster les coûts salariaux dans le secteur exposé, que ce soit par la réduction des charges sociales, possiblement compensée par une taxe sur les importations, ou par une plus grande flexibilité des salaires et du travail. Mais les coûts salariaux n’ont pas été ajustés : le travail temporaire a été autorisé, mais les conventions collectives par branche ont été maintenues, et les syndicats ont conservé le contrôle du système de santé et des services sociaux. Dans ces conditions, seule une dévaluation du peso pouvait restaurer la compétitivité de l’Argentine. Pourtant, les autorités n’ont pas dévalué.
Cela tient en partie au fait que l’Argentine est un pays peu ouvert (avant crise, son commerce extérieur représentait 23 % du PNB, deux fois moins que la France) ; en outre, la politique tarifaire a pu compenser dans une certaine mesure les effets de la dévaluation du réal sur la compétitivité interne. Il reste que la moitié des exportations argentines sont destinées au Brésil, au Chili et à la zone Euro ; en outre, la surévaluation du peso a tari le flux d’investissements étrangers directs en Argentine : par exemple, l’américain Eaton, un fabriquant de pièces automobiles, a choisi le Brésil plutôt que l’Argentine pour installer ses trois sites de production en Amérique du Sud. Une dévaluation du peso aurait donc été utile pour restaurer la compétitivité externe des produits argentins.
Mais la raison principale est que, depuis 1991, l’arme de la dévaluation n’est plus envisageable qu’en toute dernière extrémité. Dévaluer risquerait de réactiver l’inflation et achèverait de ruiner les administrations publiques, les entreprises et les classes moyennes, endettées à 80 % en $ mais payées en pesos.
Une dévaluation rendrait aussi plus probable le défaut de paiement de l’Argentine. Le budget 2000 a beau faire apparaître un excédent primaire de 1 % du PNB, soit un déficit de 2.4 % en incluant le service de la dette, et la dette publique a beau ne représenter que 45 % du PNB (moins qu’en France), ces chiffres devraient être revus à la hausse en cas de dévaluation. En contexte de récession, cela rendrait l’endettement de plus en plus insoutenable.
La perspective d’un défaut de paiement fit s’envoler la prime de risque sur les emprunts argentins : début décembre, le spread entre les taux servis sur les bons américains et argentins atteignit 40 %, en hausse constante depuis le point bas de mi-97 (3 %). Ainsi, les conditions de financement extérieures devenaient de plus en plus onéreuses au moment même où la récession rendait la rigueur budgétaire politiquement et socialement intenable.
Le service de la dette devint de plus en plus lourd, le déficit de plus en plus incompressible, les prêteurs exigèrent des spreads sans cesse plus grands. Et l’Argentine entra dans une spirale déflationniste : Cavallo pouvait bien promettre aux marchés un déficit-zéro, les coupes budgétaires ne faisaient que déprimer plus encore la demande et l’activité, les rentrées fiscales diminuaient, obligeant à un surcroît d’austérité. Keynes eut deviné la suite : avec une politique monétaire neutralisée par le currency board et une politique budgétaire neutralisée par les spreads imposés par le marché financier, l’économie ne pouvait aller que dans le mur.
En décembre, le FMI constate qu’en dépit d’une nouvelle avance de 8 milliards de $ accordée au mois d’août, et de la baisse de 13 % des traitements et des pensions, le déficit budgétaire pour 2001 avoisinera 11 milliards de $ (4 % du PNB), pratiquement le double de ce qui était prévu. Le FMI en tirait les conséquences et refusait de consentir une nouvelle avance. Le défaut de paiement, et un changement de politique économique, devenaient inévitables.
2. Le dénouement
Pour sortir de l’impasse, Barry Eichengreen (Berkeley) proposait dès le mois d’août la stratégie dite des 4D : défaut sur la dette publique (estimée à 141 milliards de $ fin 2001) pour desserrer l’étreinte budgétaire – gel temporaire des dépôts pour éviter une panique bancaire – dévaluation du peso pour restaurer la compétitivité et relancer l’activité – dollarisation pour garantir la stabilité monétaire.
En pratique, le nouveau pouvoir a retenu les trois premiers points mais, pour le moment au moins, exclut la dollarisation. Ce que déplore Jeffrey Sachs (Harvard) : “I do not know another nation with Argentina’s capacity to abuse, manipulate, freeze, confiscate and periodically replace the national currency and the contracts set in it. The currency board was introduced precisely to break this record. Dollarisation would have ended it decisively.” (Financial Times – 12 janvier)
Le défaut de paiement est effectif depuis le non-versement, au tout début de l’année, d’un coupon de 28 millions de $ à des obligataires italiens. Pour préserver la liquidité bancaire (un quart des dépôts s’était envolé avant la décision du 3 décembre de bloquer les comptes et de limiter les retraits), les comptes-chèques au delà de 10 000 $ et les comptes-épargne au delà de 3000 $ sont bloqués jusqu’en janv. 2003 (sept. 2003 pour les comptes supérieur à 5000 $) ; les retraits sont limités à 1500 pesos par mois sur les comptes-chèques et à 1 200 pesos sur les comptes-épargne. Un système de double taux de change a été mis en place : pour les exportations et pour les transactions jugées prioritaires, un taux de change fixe de 1,40 peso pour 1 $ s’appliquera pendant six mois, ce qui correspond à une dévaluation de 28,5 % ; pour les autres types de transactions, le taux de change du peso sera désormais flottant.
A partir de là, les dirigeants argentins devront tirer les leçons de l’expérience et s’en tenir à une politique budgétaire plus sage, tout en maintenant le cap de l’économie de marché et de l’ouverture (par exemple en relançant le Mercosur, ou en passant avec le Nafta un free trade agrement). Avec la compétitivité retrouvée, une dette restructurée et le soutien du FMI, la confiance reviendrait, et avec elle l’incitation à produire et investir en Argentine.
Malheureusement, la tentation est grande d’envisager de revenir aux errements du Péronisme de jadis. A cet égard, les décisions du nouveau gouvernement ne présagent rien de bon. La ligne politique paraît résolument populiste.
Pour limiter les conséquences de la dévaluation sur le niveau de vie des argentins, les autorités ont décidé de faire porter le poids de l’ajustement sur les banques et les entreprises des services publics (la plupart étrangères).
C’est ainsi que le gouvernement a imposé la conversion des dettes (jusqu’à 100 000 $) et des intérêts sur la base d’un peso pour un dollar, mais pas celle des dépôts. Une bonne affaire pour certains clients : qui a emprunté 50 000 $ doit désormais 50 000 pesos, et s’il reste sur son compte un crédit de 10 000 $, cela vaut désormais 14,000 pesos. Mais une catastrophe pour les banques : 80 % des crédits et 75 % des dépôts étant en $, la perte immédiate serait de l’ordre de 6 milliards de $ selon le gouvernement, au moins 15 milliards (quasiment le montant de leurs capitaux propres) selon les banques, qui s’attendent à perdre aussi 20 % sur leurs crédits et autant sur leur portefeuille obligataire. Pour compenser, les autorités prévoient d’émettre des bons gagés sur les recettes d’une taxe de 20 % sur les compagnies pétrolières, qui pourrait rapporter 3 à 4 milliards sur cinq ans.
Le gouvernement veut aussi imposer la conversion en pesos et le blocage des tarifs du téléphone, de l’eau, de l’électricité et du gaz, en violation des accords de privatisation qui prévoyaient l’indexation des tarifs sur un indice des prix en $ ; pour les sociétés concernées, cela signifie de lourdes pertes financières.
Au total, les mesures annoncées par le gouvernement devraient faire perdre cette année 3 milliards de $ aux seules compagnies espagnoles, soit env. 10 % de leurs investissements en Argentine (estimés à 39 milliards de $). D’ores et déjà, les banques menacent de se retirer du marché argentin, les entreprises de services publics envisagent une action en justice pour faire respecter les contrats de privatisation ; Endesa vient d’ajourner un projet d’investissement portant sur 3,2 milliards de $ ; Repsol a fait savoir qu’elle annulerait un projet d’investissement de 7,2 milliards de $ et fermerait des puits si la taxe pétrolière entrait en application.
Les nuages noirs s’accumulent sur l’Argentine. La nomination d’un ministre de la production nationale, issu du lobby de l’industrie textile, paraît annoncer le retour du protectionnisme ; la dualité des taux de change, et le système des licences d’importation qui lui est associé (pour bénéficier du taux de change officiel), ont toujours alimenté une gigantesque corruption dans les pays qui s’y sont essayés. Surtout, le pouvoir monétaire retrouvée de la banque d’Argentine et le flottement du taux de change font craindre le retour de l’inflation galopante (il serait d’ores et déjà question d’imprimer 4 milliards de pesos pour relancer l’économie).
D’un Péronisme à l’autre, la boucle serait ainsi bouclée, et la parenthèse libérale des années 90 refermée. Mais le pire n’est jamais sûr.
Epilogue : un avenir incertain
Plusieurs facteurs permettent de douter du sérieux de la rhétorique antilibérale et populiste du nouveau pouvoir.
En premier lieu, le gouvernement aura besoin du FMI et de l’aide étrangère. Le nouveau ministre de l’économie espère obtenir rapidement un prêt de 15 à 20 milliards de $. Or, Washington s’en tient désormais à la stratégie du « tough love ». Si les argentins se présentent avec un plan qui paraît économiquement viable, le FMI débloquera des fonds. Dans le cas contraire, les argentins devront se débrouiller tout seuls.
Le FMI a déjà débloqué 22 milliards l’an dernier ; et il semble que le temps des « FMI boys » et des pompiers volants soit révolu : « I am hopeful that we’re in transition to a world in which countries and lenders learn more about risk, dit Allan H. Meltzer de Carnegie Mellon University, président de la commission du Congrès pour la réforme des institutions de Bretton Woods, you can’t just keep throwing money at these problems and hope they will go away. »
En second lieu, l’Argentine ne peut pas se permettre de se couper des marchés financiers. Son épargne intérieure est structurellement insuffisante, en raison des déficits publics chroniques, du faible taux d’épargne des ménages et de l’habitude prise par l’élite de placer son épargne dans des pays moins risqués. Aussi le pays reste-t-il très dépendant des capitaux étrangers : en régime de croissance (1997 et 1998) comme en période de récession, le déficit de la balance courante (le besoin de financement de la nation) oscille autour de 4 % du PNB.
Enfin, la base politique du nouveau pouvoir est fragile. L’Alliance et l’aile menemiste du PJ ont refusé de participer à ce gouvernement d’union nationale. Carlos Menem a qualifié les premières décisions d' »ineptes » et accusé les caciques de Buenos Aires (Duhalde – Ruckauf – Alfonsin) d’avoir fomenté les émeutes qui ont fait chuté De La Rua puis Rodriguez Saa. Tôt ou tard, les électeurs seront appelés à décider du sort de l’Argentine.
Malheureusement, les argentins devront choisir leurs dirigeants au sein d’une classe politique totalement déconsidérée. En octobre dernier, beaucoup ont choisi de voter blanc (on a compté 40 % de votes blancs ou nuls ; NB : le vote est obligatoire en Argentine). D’autres, de plus en plus nombreux, ont choisi de voter avec leurs pieds : les files d’attente s’allongent devant les consulats d’Espagne, d’Israël et d’Italie…
Finalement, le drame de l’Argentine s’explique par l’incapacité de ses dirigeants à s’élever jusqu’à l’esprit de responsabilité et le souci d’exemplarité qu’exigent le service de l’Etat et la démocratie.