Entretien avec Joseph Béhé, créateur de l’atelier BD
http://www.atelierbd.com
Joseph Béhé, 40 ans, auteur de bandes dessinées, chargé de cours à l’école supérieure des arts décoratifs de Strasbourg est, depuis un an, animateur d’une école en ligne consacrée à la bande dessinée. Il a accepté très aimablement de répondre à nos questions. L’entretien est suivi de quelques réflexions générales inspirées de cet exemple, à propos de la pédagogie en ligne.
SPL- Comment l’idée de l’atelier BD vous est-elle venue ?
JB- J’ai découvert Internet il y a deux ans et je me suis dit que ce serait une bonne idée d’avoir un site personnel. J’ai contacté une agence et ils m’ont dit : un site personnel avec vos dessins, vos albums publiés, c’est bien, mais ce n’est pas très original, réfléchissez, trouvez une meilleur idée et revenez nous voir. Ils avaient raison. J’ai donc réfléchi et, comme j’enseigne en école d’art, j’ai pensé à ajouter une sorte de rubrique pédagogique dans mon site. Mais au bout d’un moment, je me suis rendu compte que toutes les idées que j’avais ne concernaient que ce module là. Finalement, j’ai décidé que mon site serait tout entier un site pédagogique : une école de BD en ligne.
Je suis retourné voir l’agence ; ils ont trouvé l’idée intéressante mais nous n’étions pas d’accord sur quelque chose qui me paraissait important. Eux voulaient que tous les échanges avec les élèves se fassent par mail et moi je voulais plutôt que les choses se passent sur le site. J’ai dû me tourner vers d’autres personnes avec qui on a réalisé le site comme je le voulais et tel qu’il est aujourd’hui.
SPL- Cette préférence pour le Web plutôt que pour le mail, pourquoi était-ce si important ?
JB- Mon idée, c’était de me rapprocher de l’atelier, c’est-à-dire d’un endroit où l’on se retrouve pour travailler, pour apprendre. C’est-à-dire, pas du tout comme l’enseignement par correspondance où chacun reçoit un petit bout d’enseignement chez lui. L’esprit de l’atelier c’est de se retrouver dans un endroit, pas de travailler chacun dans son coin. J’ai pensé que dans un atelier sur le Web, il pouvait se passer, les mêmes choses qu’aux arts déco, dans un atelier traditionnel.
SPL- Comment l’atelier en ligne se présente-t-il ?
JB- Il faut d’abord dire que le site n’est pas un site sur la BD. On n’y trouve aucun dessin d’auteurs connus, pas de Tintin, pas d’Astérix. C’est un site pour apprendre à faire des BD et, plus généralement, pour apprendre ce qu’on appelle l’image narrative, c’est-à-dire à raconter en images. Il y a d’abord toute une partie qui est gratuite avec des conseils pour le scénario, le dessin, des exemples, des interviews d’auteur. Cette partie est régulièrement enrichie. Tout le monde peut la visiter. On peut aussi s’abonner à une lettre d’information, toujours gratuite, qui est envoyée par mail tous les deux mois. Nous avons 950 abonnés.
Et puis, il y a l’atelier qui est réservé aux abonnés. L’abonnement est payant ; il coûte 100 Euros par mois et il faut s’engager pour au moins trois mois. C’est assez cher et cela s’adresse donc à des gens motivés. En ce moment, nous avons 23 élèves. Toutes les deux semaines, ils doivent faire un devoir sur un sujet imposé. Ce peut être un dessin, un découpage ou un scénario. Les élèves scannent leur travail et l’envoient par mail. Ils sont corrigés avec beaucoup de soin et dans le détail par un professionnel ; nous sommes six collègues correcteurs. Tous les travaux des élèves et les corrigés sont ensuite mis en ligne dans l’atelier et tous les élèves peuvent alors voir les travaux des autres élèves avec les corrigés. De ce point de vue, les choses se passent comme dans un atelier. Seulement, dans l’atelier en ligne, il y a beaucoup plus de choses à voir. C’est d’une incroyable richesse.
SPL- Concrètement, comment se passent les interactions entre les élèves et les professeurs, les correcteurs ?
JB- Entre les professeurs et les élèves, les choses se passent par mail, par téléphone quand c’est nécessaire. Pour les élèves, nous avons créé un forum où ils peuvent discuter des devoirs, commenter et à critiquer le travail des autres. Au début, ils ont eu un peu de mal, ils n’osaient pas, sans doute par peur de blesser. Mais après trois semaines, le forum est devenu très vivant. Je me suis d’ailleurs rendu compte que dans l’atelier en ligne, les élèves s’intéressent beaucoup plus aux travaux des autres et aux corrigés que dans l’atelier normal aux arts déco. Cela vient sans doute du fait que la seule connaissance que nous ayons les uns des autres, c’est par l’écrit et par les dessins. C’est très différent de l’atelier réel où on voit comment les gens sont habillés, leur taille, leur façon de se déplacer dans l’atelier.
SPL- Arrive-t-il que des élèves ne rendent pas leur devoir ou abandonnent ?
JB- Quand un élève ne rend pas son devoir à temps, il arrive qu’on le relance par mail, mais ce n’est pas systématique. Il n’y a d’ailleurs quasiment rien de systématique dans cet atelier. Parfois, certains disent : je n’ai pas fini. Alors, on insiste : envoyez le crayonné, le brouillon, même s’il n’est pas fini, on pourra le corriger, discuter. Lorsqu’ils nous disent : je n’ai pas traité le sujet, j’ai fait autre chose, un autre sujet, on peut accepter et corriger quand même. Une fois, un élève nous a dit : j’ai fait ce dessin, est-ce que vous voulez bien le mettre en ligne ? ; c’était une belle image, mais pas une image narrative. Alors, on a créé une nouvelle page qu’on a appelé Extras où les élèves affichent les dessins qu’ils veulent, comme ils le feraient sur les murs d’un vrai atelier.
Depuis un an, nous avons eu 29 élèves ; 3 ont arrêté au bout de trois mois et 3 au bout de 9 mois ; certains sont là depuis un an, d’autres depuis moins longtemps.
SPL- Comment voyez-vous l’avenir ?
JB- Parmi les choses simples, on envisage de faire un CD avec les archives de l’atelier, parce que c’est un très bon outil de formation et qu’on pourrait le proposer à tous ceux qui n’ont pas les moyens de s’inscrire aux ateliers. Il y a d’autres pistes, notamment des innovations dans le domaines des stages de dessin. Nous avons organisé avec la médiathèque de Chaumont un stage nouvelle manière qui a permis aux stagiaires d’utiliser à fond un matériel informatique parfois délaissé. Le formateur et les stagiaires étaient en relation, via le net, avec l’équipe distante d’Atelier BD. Les travaux des stagiaires ont été envoyés à l’équipe et les corrections publiées dans la nuit sur une partie dédiée du site. Dès le lendemain matin, le formateur a pu commenter avec les stagiaires les corrections qu’il découvrait en même temps qu’eux ! Cette méthode place le formateur dans une position assez inédite. Il est plus proche de ses stagiaires mais sans perdre le recul et l’autorité du pro.
Ce qui est plus difficile, c’est d’imaginer comment nous devons évoluer. Nous pouvons rester des artisans, mais nous courrons le risque de nous lasser. Nous pouvons choisir de devenir une entreprise comme une autre ou bien une association et de faire appel à l’argent public. Nous n’avons pas encore pris de décision mais il va falloir le faire. Ce que nous faisons est en partie dans le domaine public. Toute une partie du site est d’accès libre. Par ailleurs, nous savons que beaucoup de jeunes voudraient s’inscrire à l’atelier mais qu’ils n’ont pas les moyens. Nous avons par exemple beaucoup de demandes de dessinateurs du Maghreb. Ils auraient besoin d’une bourse.
Quelques remarques
Cet exemple de l’atelier BD nous inspire quelques réflexions qui mériteraient d’être approfondies et discutées. Une rubrique de réflexion et d’analyse d’expérience dans le domaine de la formation en ligne ou de l’e-learning, peu importe comment on le qualifie, ne devrait-elle pas être créée dans le café pédagogique ? Merci à nos lecteurs intéressés de nous le faire savoir.
1. La première et la plus simple des réflexions, c’est que dans le domaine de l’enseignement à distance, il reste des choses à inventer. On peut aussi faire l’hypothèse que l’invention de formules nouvelles d’enseignement à distance pourrait provenir plus souvent d’acteurs non familiers du domaine que d’experts dont l’imagination peut être bridée par la connaissance des contraintes.
2. Le taux d’abandon quasi nul dans l’atelier BD s’explique en grande partie par le niveau de motivation très élevé des élèves. Cette motivation est d’ailleurs accrue par le fait qu’ils ont payé d’avance une somme élevée. Mais par ailleurs, si les élèves restent si longtemps, c’est qu’ils sont satisfaits du service rendu. Leur satisfaction provient du fait qu’ils apprennent et que leur apprentissage se manifeste par des progrès dont ils sont les témoins, avec les autres élèves et les professeurs correcteurs.
3. La modalité d’apprentissage par atelier nous ramène à l’article pédagogique du précédent numéro du café pédagogique et à l’apprentissage vicariant. On apprend en regardant d’autres apprendre, en s’inspirant de leur façon de faire, par la « prise d’indice ». C’est l’un des moteurs principaux de l’apprentissage dit « sur le tas » et de l’apprentissage en atelier. Ce que l’atelier BD nous permet d’entrevoir, c’est que l’effet vicariant propre au dispositif d’atelier pourrait, à certaines conditions bien sûr, se trouver amplifié dans sa version en ligne.
4. On dit souvent que la meilleure façon d’apprendre, c’est d’enseigner. Pour enseigner en effet, il faut mettre ses idées en ordre afin d’être capable de les exposer clairement. Mais enseigner, ce n’est pas seulement faire des exposés. C’est aussi corriger le travail des élèves. C’est précisément dans cette position que les élèves sont mis par les règles de fonctionnement de l’atelier en ligne. Ils doivent commenter et critiquer les travaux des autres élèves. Ce n’est pas un exercice si difficile ; chacun sait qu’il est beaucoup plus facile de repérer la paille dans l’œil de l’autre que la poutre dans le sien. Par ailleurs, en se livrant à cette pratique de façon régulière, chaque élève constate le progrès des autres et peut se convaincre du sien propre qu’il n’est pas non plus facile de percevoir. Il faut noter enfin que dans l’atelier BD, le regard critique porté par les élèves sur un travail particulier est toujours lui-même confronté au regard critique porté par un professionnel sur ce même travail. C’est une caractéristique capitale du dispositif. Elle montre que la critique n’est pas seulement une activité subjective et que l’enseignant est précisément celui dont la qualité du jugement est, en quelque sorte, garantie par un niveau d’expertise supérieur.
5. Peut-on imaginer des déclinaisons de l’atelier BD à d’autres niveaux, d’autres disciplines ? Certainement. Peut-être même existent-elles déjà. Nous attendons des lecteurs du café qu’ils nous fassent part de celles qu’ils connaissent et de celles qu’ils imaginent. A bientôt je l’espère dans ces colonnes.
Serge Pouts-Lajus
L’atelier B.D.
http://www.atelierbd.com