Itinéraires de découverte, TPE, Travaux croisés… voilà plusieurs façons de poursuivre un but unique : briser la vision traditionnelle du cours qui place les enseignants, seuls détenteurs du savoir, en situation d’acteur unique, face à des élèves ignorants, passifs, censés enregistrer tout ce que le maître dit…
Mais ne sommes-nous pas sujet à une nouvelle mode ? Que va faire le nouveau ministre ? Et le prochain ?… Ne vont-ils pas vouloir, eux aussi, injecter leurs propres marottes ? On comprend dès lors pourquoi nombre d’enseignants s’opposent violemment à toutes ces tentatives de réforme, pendant que les plus nombreux attendent !.. Et cela d’autant mieux que ces opérations sont parachutées sans préparation, sans accompagnement ou presque au niveau de la formation et des ressources, que les conditions de travail ne sont jamais interpellées, et que l’administration, loin de favoriser les initiatives, crée mille et une tracasseries pour que rien ne se passe (1) !..
Décloisonner les disciplines
Pourtant, l’école n’a-t-elle pas la nécessité impérieuse de décloisonner les disciplines en montrant aux élèves -et aux enseignants eux-mêmes- que les problématiques et les approches sont complémentaires entre les différentes matières ? Quelle est la place et la fonction d’une école qui ne sait pas aborder les questions d’aujourd’hui, complexes par nature ? Quel sens peut-elle encore avoir ?…
L’enseignement ne doit-il pas mettre en place, très tôt, une première approche transdisciplinaire afin de montrer aux élèves la convergence des analyses et des concepts ? Toutefois, contrairement au sociologue Edgar Morin, nous ne sommes pas partisan du tout transversal. La discipline reste encore pour nous un » regard » sur le monde, dès lors qu’elle ne reste pas sur elle-même et qu’elle s’ouvre aux comparaisons, aux liens ou encore aux attentions critiques des autres approches.
Pour l’élève, il s’agit par ailleurs de lui permettre de s’approprier son propre savoir, par des recherches » actives « , l’enseignant se transformant en guide, en repère ou en metteur en scène (2). En ce sens, de telles activités ouvrent un espace de liberté pour des recherches plus personnelles, centrées sur un intérêt particulier de l’élève ; tout en n’y restant pas, bien évidemment !
Dans le même temps, les itinéraires de découverte peuvent proposer un suivi plus personnalisé, indispensable quand on apprend ; ce qui est impossible en classe entière ou en demi-groupes.
Affronter les tabous
Tel est donc le challenge de l’école : oser affronter certains tabous, notamment ceux liés aux habitudes, aux évidences ou aux routines. Pourquoi continuer à se cacher que nombre de savoirs importants ne sont pas à l’école ? Que non seulement les élèves n’apprennent pas toujours, mais que l’institution scolaire enlève l’envie d’apprendre, voire exclue… ? Les corporatismes de tous ordres en profitent aux dépens de nos élèves et au mépris de l’évolution de notre société. Les conservatismes ne sont pas toujours où l’on croit !
Ne perdons pas de vue non plus que plus d’un million de familles américaines refuse de mettre leurs enfants à l’école, sous prétexte qu’ils » n’y apprennent rien » ou des savoirs inutiles. Elles pensent pouvoir permettre d’apprendre » mieux » à la maison, grâce aux nouvelles technologies de l’information et aux multimédias (3).
Pour nous, l’école conserve une place privilégiée. La question de l’école ne réside d’ailleurs pas dans une comparaison simpliste entre le contenu des savoirs d’hier et d’aujourd’hui. Elle s’inscrit avant tout dans une démarche permettant d’établir une » relation au savoir « . L’élève doit être mis en situation d’apprendre ; continuellement, il doit être mis en appétit d’apprendre. Or quoi de plus frustrant ou démotivant pour un jeune que de se passionner 45 minutes pour un projet… et passer ensuite aux maths., au prétérit et à la versification pour y revenir trois jours plus tard !
Cher collègue, ne vous crispez donc pas sur votre discipline. Vous risqueriez de figer encore plus l’institution scolaire et de handicaper par là-même vos élèves. Nous sommes dans une société en mutation rapide où seuls les individus qui ont la possibilité de la déchiffrer, d’en appréhender la complexité, de comprendre les mécanismes et les évolutions en cours sont en mesure de pouvoir agir sur elle.
Plus essentiels que les seules disciplines habituellement enseignées, apparaissent donc d’autres savoirs, comme les sciences humaines (psychologie, sociologie, anthropologie..), les arts, l’expression du corps autant que de l’esprit, l’éthique, la rhétorique mais surtout une interdisciplinarité qui offre des regards croisés et des points de vue multiples.
Par ailleurs, l’élève doit également apprendre à modéliser, à mettre en place des analyses systémiques, à prendre en compte l’aléatoire ou l’incertitude ou encore à gérer les paradoxes. Autant de savoirs qui ne peuvent s’apprendre dans un strict cadre disciplinaire (4).
L’école demande à être repensée dans ses priorités. Elle a trop souvent privilégié la continuité contre le changement, perpétué les traditions, les disciplines et les méthodes héritées de l’époque de sa création, à la fin du XIXème siècle.
N’en faisons pas une fixation (5)… Tout cela n’est-il pas normal ? Nous vivons un changement d’époque. Il nous faut y faire face et changer nos habitudes. Certes, l’école a déjà beaucoup changé. On a introduit de la littérature de jeunesse, on fait des mathématiques moins abstraites, on traite les questions contemporaines que posent les sciences, on fait même du latin à partir d’approches complètement nouvelles. Mais il vous faut continuer cette évolution. Notre métier ne peut plus être une suite de pratiques libérales – y compris au primaire – qui s’ignorent.
André Giordan
LDES université de Genève
[Le Café pédagogique publiera le 15 juin un Dossier spécial sur les Itinéraires de découverte.]
Pour en savoir plus :
A. Giordan, Apprendre ! Belin, 1998
A. Giordan, Qu’apprendre à nos enfants ? Delagrave, 2002
Pour en savoir plus sur André Giordan et le LDES
– sur les conceptions des élèves et leur exploitation en classe
A. Giordan et G. De Vecchi, Les origines du savoir , Delachaux, Neuchatel, 1987
G. De Vecchi et A. Giordan, L’enseignement scientifique, comment faire pour que « ça marche »? , Z’éditions, 1988
A. Giordan, J et F Guichard, Des idées pour apprendre, Z’éditions, 1997
– sur l’éducation des plus jeunes
ML. Cantor et A. Giordan, Les sciences à l’école maternelle, Z’éditions, 1997
A. Giordan, Une didactique pour les sciences expérimentales, Belin, 1999.
– sur l’éducation à l’environnement
A. Giordan et S. Souchon, Une éducation pour l’environnement , Z’éditions, 1991
A. Giordan et Jacqueline Denis-Lempereur (coord.), Douze questions d’actualité sur l’environnement, Z’éditions, 1996
– sur l’évaluation des enseignement s et des activités
A. Giordan, C. Souchon et M. Cantor, Evaluer pour innover, Z’Editions, 1994
Pour la formation de vos étudiants
M. Febvre et A. Giordan, Maîtriser l’information scientifique et médicale, Delachaux, 1990
M. Febvre et A. Giordan, Maîtriser les méthodes de travail , Delachaux, 1994
Pour ce qui se lancent dans des recherches didactiques
A. Giordan et Y. Girault, Les aspects qualitatifs de l’enseignement des sciences dans les pays francophones, UNESCO, 1994
A. Giordan et Y. Girault (éd), New learning models, Z’éditions, 1996
P. Rasse, A. Giordan, Y. Girault, La communication scientifique d’entreprise, Z’éditions, 1994
A. Giordan, JL. Martinand et D. Raichvarg (éd), technologies/Technologies, Actes JIES 21, A. Giordan, JL. Martinand et D. Raichvarg, 1999
A. Giordan, JL. Martinand et D. Raichvarg (éd), L’éducation aux risques, A. Giordan, JL. Martinand et D. Raichvarg, 2000
Pour une autre approche de la vulgarisation
A. Giordan, Comme un poisson rouge dans l’homme, Payot, 1995
A. Giordan, Le corps humain, la première merveille du monde, Lattès, 1999.
et le site LDES : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/giordan/LDES/index.html
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Notes
1 Ces considérations sont bien sûr globales… Par contre, nos contacts avec les collèges et les lycées français nous permettent de repérer nombre d’actions pédagogique originales et efficaces. L’école » bouge « , mais discrètement ; là où on ne l’attend pas forcément. Malheureusement, ces initiatives restent peu connues. Elles ne sont pas analysées, évaluées ou mutualisées et elles sont sans cesse recommencées.
2 L’apprendre est rarement une question de transmission ou de construction. C’est un processus très complexe de transformation d’idées, de façons de penser. Il part de ce qu’est l’élève et il va paradoxalement à l’encontre de son mode de pensée. Pour en savoir plus voir Modèle allostérique :
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/giordan/LDES/rech/allostr/allos.html
3 . Leurs désillusions risquent d’être grandes ! L’apprendre est un processus éminemment multiple et complexe qui ne peut se suffire de machines. Le virtuel n’apprendra jamais l’expression corporelle, le lien social ou une réflexion personnelle. Sans autre support, ces technologies sont même très imparfaites pour construire une démarche scientifique, discuter d’une éthique ou accéder à une pragmatique.
4 En plus de rencontrer des savoirs pertinents, le jeune doit en premier » apprendre à apprendre » par lui-même, car face à l’évolution actuelle des connaissances, il devra continuer à apprendre tout au long de sa vie…
5 Quand on ne se sent pas reconnu, en tant qu’enseignant, en tant que personne, on a tendance à rester dans sa coquille ou à se réfugier dans ce que l’on connaît le mieux, à savoir sa discipline. Il nous faut sortir de cette frilosité… Il est de notre responsabilité de « professionnel » de l’école de réfléchir à son avenir. Mais pas tout seul ! Il nous faut travailler en équipe sur l’école à tous les niveaux, entre collègues dans les établissements, ou à travers les circonscriptions ou les syndicats. Il nous faut monter des lieux de rencontre et des associations sur l’école.