Pratiques d’experts et pratiques ordinaires se côtoient dans nos
établissements dans de nombreux domaines. Etre expert dans la didactique de
sa discipline, voire même dans la discipline elle-même se rencontre assez souvent
dans les équipes enseignantes. Avec les TIC de nouveaux experts sont apparus.
Bardés de connaissances d’autant plus importantes qu’elles s’imposent
de plus en plus à toutes les disciplines. Cette nouvelle sorte d’expert
pose des problèmes dans le déploiement des TIC dans l’enseignement. En
effet il suffit de circuler dans de nombreux établissements et de travailler
sur les pratiques de « tous » les enseignants pour se rendre compte du «danger
» que représentent les experts surtout lorsque l’objet de leur expertise
est supposé s’imposer à tous, comme celle sur les TIC.
Dans de nombreux lieux ces experts s’expriment, témoignent, expérimentent, font des projets. Malheureusement la réalité des établissements dans lesquels oeuvrent ces experts est souvent éloignée de ce que l’on croit percevoir à les entendre ou à les lire.
La sociologie de l’innovation (Norbert Alter par exemple) nous a montré l’intérêt
de ces experts qui sont alors désignés comme innovateurs (ce qui est souvent
à préciser…). Mais elle a montré aussi que la vraie difficulté est le
passage de l’innovation à la pratique ordinaire. Et c’est là que
nos observations nous montrent qu’il y a en matière de TIC un écart de
plus en plus grand entre les experts et les autres enseignants. Et qu’en
conséquence on risque de rester longtemps éloigné des pratiques ordinaires.
Il y a eu l’ordinateur, puis le multimédia, il y a eu Internet, il y a un maintenant
les réseaux intranets… A chaque fois les experts ont fait feu de tout
bois et ont rempli les colonnes des revues spécialisées. Or la réalité des fonctionnements
des établissements scolaires est beaucoup plus simple et ordinaire. Matériel
difficile à faire fonctionner, accès compliqué voire réservé, logiciels peu
stables, sécurités et procédures de toutes sortes, intérêt peu évident, coût
très élevé etc. Voici quelques remarques et observations que l’on peut
faire aisément.
Les experts critiquent le système. Les autres aussi mais pas pour les mêmes
raisons. Or pour les TIC, les experts ont réussi cet incroyable tour de force
de faire adopter leurs critiques par tous : manque de matériel performant etc.
Quand on creuse un peu les propos des enseignants ordinaires on s’aperçoit
vite que de leur côté l’argument cherche à marquer un coup d’arrêt
alors que pour les experts, c’est pour obtenir encore plus de moyens et
aller un peu plus loin.
Cet écart va-t-il se combler ? On peut en douter, car les nouveautés annoncées (voir ci-dessus) vont encore renforcer les uns et les autres dans leur statut. Certains disent que les jeunes, eux vont changer les choses, d’autres disent que pas du tout ….. Faut-il alors penser que tous ont intérêt à conserver cet écart ? Je ne suis pas loin de penser que oui et que de plus, un certain nombre de responsables sont complices. Reconnaissons le, un grand nombre de propos inconséquents ont et sont encore tenus à propos des TIC en éducation.
Le résultat est particulièrement criant quand on regarde la mise en place du
B2i dans les établissements. Censé consacrer les pratiques ordinaires des TIC
le brevet est surtout un révélateur de l’écart et sa mise en œuvre
révèle que l’on est loin d’atteindre les ambitions. Vous pourrez
demander où sont passés les experts…. ? Ils ont élaboré des scénarios
brillants, ont construit des logiciels pour le suivi, et sont déjà en train
de passer à autre chose, ne se souciant même plus de savoir ce que vont faire
réellement les enseignants dans les établissements.
Si l’on veut encourager les pratiques ordinaires, avant de construire
de magnifiques intranets, ou de mettre des e-cartables n’importe où, il
faudra se soucier de rendre possibles des pratiques réelles des TIC dans les
établissements. Pour cela il faudra probablement, avant d’aller visiter
de toujours nouveaux territoires, prendre soin de quelques éléments simples
: compétences des enseignants, réorganisation réelle des programmes (et pas
un replâtrage matiné de TIC), mise à disposition du matériel de base, disponibilité
réelle des outils pour les enseignants et les élèves, réflexion sur l’apprentissage….
Et j’ajouterai qu’il ne faut pas croire que les élèves sont dupes… ils s’amusent avec les experts et apprennent avec les autres…. Et ils utilisent l’ordinateur quand ils en ont réellement besoin, pour l’ordinaire… de leurs activités.
Il est temps que l’on se réveille, et que l’on s’enquière
du quotidien des gens. Il ne s’agit pas de refuser l’innovation,
mais bien de ne pas se tromper d’objectif. L’innovation n’a
aucun intérêt si elle ne débouche pas sur des pratiques ordinaires. Or il semble
qu’en matière de TIC, si l’on relit les 20 dernières années, l’innovation
est restée à son propre service. En d’autres termes l’innovateur
a tout intérêt à innover pour garder son identité et parfois même son statut.
Ce qu’il advient de son innovation ne l’intéresse pas, il est un
expert et est donc en dehors, au dessus de ça, diront certains.
Il me semble qu’il est temps de favoriser, de rendre possible des pratiques
de tous les jours, au risque de voir l’informatique et les TIC rester
aux portes de l’école ordinaire…. J’en appelle aux politiques,
aux chefs d’établissements, aux experts, aux innovateurs. Certes il y
a des cités des sciences et c’est très bien, mais il y a aussi des écoles
et des collèges, des lycées et des universités qui, chaque jour, se débattent
pour fournir le minimum auquel les jeunes ont droit. Les TIC ne sont pas qu’un
objet nouveau à effet médiatique assuré. Elles sont avant tout un élément d’une
réalité culturelle nouvelle pour laquelle l’éducation a une responsabilité
essentielle. Il me semble qu’il ne faudrait pas oublier que la culture
(même TIC) vaut aussi quand elle est partagée par tous.
Bruno Devauchelle
Cepec