Au moment où notre dossier des Cahiers Pédagogiques était sous presse, Christan Baudelot et Michel Gollac publiaient leur ouvrage » Le travail rend-il heureux ? « . L’étude porte sur 6000 personnes et l’enquête a duré 3 ans…On y apprend que le travail est une condition sine qua non du bonheur et il est vrai que par les temps qui courent avoir un métier et pouvoir le critiquer devient l’apanage d’un cercle qui a tendance à se restreindre. Toutefois et quelles que soient les catégories sociales et le niveau de diplôme, il y a de la souffrance dans l’air et un sérieux malaise dans le travail. Nous y avons vu la confirmation de ce que Christophe Dejours ou Claudine Blanchard-Laville avaient écrit pour nous : la question de la souffrance est pertinente pour analyser aussi ce qui se passe dans le monde enseignant.
De quoi souffrons-nous? Du sentiment, difficilement évaluable d’une pression qui augmente et qui ne s’arrête jamais, de jouir de plus d’autonomie mais du coup d’être confrontés à des difficultés d’une telle complexité qu’on ne peut faire face, ne pas avoir le temps de faire du beau travail, du travail bien fait, de travailler en équipe avec pourtant la sensation d’une grande solitude. Sans oublier l’absence de reconnaissance qui ronge les meilleures volontés. Troublante cette familiarité dans la souffrance avec les autres professions. De quoi est faite notre « classitude » ? Finalement, comme tous les autres travailleurs, de soudain ne pas se sentir à la hauteur, d’avoir le sentiment d’être dans une impasse, de se trouver en échec et d’emporter tout notre être dans cet échec. Il y a bien sûr quelque chose à chercher du côté de l’organisation, du côté du travail prescrit, en décalage avec les réalités du terrain. Les instits de Jules Ferry se posaient-ils la question du bonheur de
travailler à l’école ? Peut-être, peut-être pas. En tout cas en 2003, gagner son pain ne suffit pas. On attend du métier plus que sa paye, un épanouissement personnel, de la reconnaissance devant les efforts accomplis, un coup de chapeau devant tous les bricolages et les inventivités qui font » tenir » une école, un collège, un lycée, un quartier, un bout de société.
Et voilà qu’il serait indécent d’évoquer l’hypothèse même d’une souffrance dans nos métiers! Quand on a un travail, une retraite, des vacances : censure sur la souffrance. Et celle des élèves, ne faudrait-il pas l’évoquer prioritairement? Un enseignant ça assume ou ça démissionne. Il s’agit d’abord de faire face, de trouver les outils pédagogiques ou didactiques qui permettront de mieux répondre aux situations, vécues toujours en extériorité, dans lesquelles « on n’y est pour rien » (Florence Desprairies), sous peine de paraître inefficace, de manquer de professionnalisme. On peut évoquer des » doutes « , des » déceptions « , des « difficultés professionnelles « , mais pas se plaindre, pas se lamenter sur son sort. Dolorisme, victimisation, culpabilité, et finalement immobilisme, guettent ceux qui s’aventureraient sur ce terrain…
N’est-ce pas tout simplement, la part de notre personnalité qui est en jeu dans le travail, qui ne veut pas être livrée à l’analyse des spécialistes. De peur, peut-être, que l’on y découvre des choses pas si claires, dans les relations de pouvoir, de séduction, de domination, que nous entretenons avec nos élèves, et avec nos collègues (Anny Cordié) ! Nier sa propre souffrance au travail isole de la souffrance de l’autre. On risque de devenir totalement indisponible voire intolérant à l’émotion que déclenche en nous la détresse d’un élève » qui n’y arrive pas » d’un collègue « qui ne sait pas y faire « ». Il nous paraît donc important qu’au sein de l’école on nomme cette souffrance. Parler de sa souffrance, c’est parler de son intimité, c’est accepter de la regarder. C’est certainement ce qui rend cet exercice si difficile, et les dénis si forts !
Daniel Picarda et Sylvie Premisler
(1) Dossier des Cahiers Pédagogiques
http://www.cahiers-pedagogiques.com