L’utilisation d’Internet à l’école, au collège ou au lycée, ainsi que le travail en réseau, sont devenus des priorités pour l’Éducation Nationale. Mais les choses sont souvent présentées en termes d’attente fonctionnelle d’un bénéfice direct d’usage de la machine ou des ressources « offertes » par Internet. La focalisation excessive sur la maîtrise des moyens techniques conduisant à perdre l’importance stratégique des pratiques sociales, cette façon de voir peut occulter deux aspects qui me semblent importants.
Le premier est que le travail sur ordinateur ne dépend pas seulement de la performance technique de ce dernier, ni simplement de la qualité des ressources qu’il offre, ni même de l’habileté de l’usager à le manipuler, mais aussi et surtout du rapport symbolique qui est entretenu par celui qui l’utilise avec ce que la machine présente et représente. Rien de bien neuf là-dedans, ce sont des choses que Vygotski a soulignées depuis bien longtemps à propos du langage.
L’ordinateur comme instrument médiateur au service de l’éducation est à la fois tourné vers celui qui le commande en transformant ses façons de faire, en ré-interrogeant les stratégies usuelles, en amenant à façonner de nouveaux schèmes, et en même temps cet instrument est tourné vers un alter, destinataire de l’action, vers un but plus ou moins anticipé et projeté qui participe de la construction sociale des mobiles de l’action. On se rend compte rapidement, à envisager les choses de cette façon, que travailler sur un ordinateur connecté à Internet n’a pas du tout les mêmes conséquences que travailler sur un ordinateur isolé. La possible socialisation immédiate ou différée d’une production, la synchronicité d’un échange par « chat », le caractère imprévisible des réactions d’un internaute mal ciblé, ont des conséquences sur les aspects coopératifs qu’Internet semble permettre. Ces conséquences portent également sur les aspects éducatifs et/ou formatifs de l’action. Or, les différentes modalités d’expression médiatiques et la manière que l’usager pourra en jouer, le système de référence nécessaire, sont rarement pensés dans le système éducatif actuel.
Parler en termes de ressources indifférenciées peut laisser croire que celles-ci sont assimilables, compréhensibles et qu’il suffit qu’elles existent et qu’on les trouve pour en faire quelque chose. Or il apparaît que c’est le travail d’interprétation et l’effort qu’il demande qui recèle les plus grands potentiels éducatifs.
Le deuxième aspect est strictement inverse. Si on s’interroge sur la manière par laquelle les technologies de réseau vont transformer la sphère éducative, on regarde moins souvent comment les préoccupations éducatives des internautes transforment progressivement Internet. Le Web, les forums de discussion, les listes de diffusion, sont non seulement des sources d’information mais aussi de gigantesques machines de production de connaissance. Cette production, qui consiste à rendre intelligible des connaissances pour les communiquer, constitue pour celui qui doit les produire un travail important de structuration de la pensée selon une rhétorique propre aux supports numériques. Expliquer une procédure complexe, exprimer un sentiment, argumenter pour défendre un point de vue sont des actions de médiatisation qui sont coûteuses mais permettent si elles sont réussies de partager des bribes d’informations. Elles permettent aussi de donner forme et de mettre en relation structurée ces informations sur les réseaux. Ces éléments, perdus au sein d’un océan informatif, n’auront de sens que reliés par un système de références cognitif et affectif. C’est cet ensemble de sous-réseaux qui façonne Internet ici aussi selon des modalités variables : relativement architecturé sur le Web, plus distribué et éphémère sur les forums et les listes. Ce qui caractérise toutefois ces connaissances est la variabilité de la temporalité des mises à jour, celle aussi des formes d’expression possibles et la modification constante de la cartographie de ces réseaux.
Il m’a semblé possible de voir plus distinctement comment ces acteurs s’approprient ce nouvel espace de communication en étudiant la manière dont certains enseignants de l’école primaire ont construit le site Web de leur école. L’analyse sémiotique de plus de 600 pages d’accueil de sites Web d’écoles montre qu’il existe, à un premier niveau sur le plan des contenus, une sorte de rhétorique qui se manifeste par un soin particulier apporté à l’accueil, la mise en avant d’une identité construite (voire fictive) portée par la volonté de permettre la localisation (photo des murs, d’une ville ou de sa région), l’accent sur la médiatisation des productions des élèves ou des enseignants. Au-delà de ces éléments classiques on distingue bien le souci de développer un produit de référence pour la classe (interpellations, annonces), ce qui donne l’impression que le site cible principalement des pairs. L’alter décrit plus haut reste donc assez théorique et imaginaire. Cependant, derrière les pages d’accueil, une observation de second niveau portant sur les architectures des sites et sur leur évolution sur deux ans a permis de constater que certains sites se développent, s’enrichissent constamment (et du coup développent une image différente de l’alter), et que d’autres restent assez statiques dans leur construction ou dans leur contenu. Ce qui distingue un site de l’autre, s’il ne fait pas partie des sites qui ont trouvé une stabilité toute fonctionnelle, tient donc plutôt à l’évolution de sa politique éditoriale, c’est à dire l’évolution de son « internaute modèle ». On peut donc nettement distinguer les sites dont le bénéfice attendu reste tourné vers la classe, de ceux qui s’adressent à un internaute extérieur à l’école, fût-il un pseudo-pair ou un initié. La grande majorité des sites est l’objet d’une tension entre la prééminence du local et l’affirmation d’une conception plurielle du rôle de l’école.
Ces conceptions du rôle social de l’école, lieu de collection et de transmission d’un savoir stabilisé pour certains, de réflexion et de socialisation pour d’autres, voire lieu d’apprentissage par la création, sont assez visibles dans l’implicite des sites. Les technologies d’Internet, et plus généralement les dispositifs informatiques récents, présentent l’intérêt de donner aux enseignants un certain nombre de moyens (stockage, affichage, transport) qui peuvent coïncider avec leurs visions sociales.
Mais, au-delà de son rôle d’indicateur pour le chercheur, Internet peut participer d’une évolution de ces options pédagogiques.
L’interview des enseignants concepteurs de sites montre qu’en donnant les moyens, à ceux qui le désirent, de construire, façonner et relier un monde qui leur est propre, Internet peut être un instrument de transformation des pratiques et des conceptions par institutionnalisation. Car, s’il ne fallait retenir qu’une chose de cette recherche, c’est la mise en évidence de l’importance de la dialectique du site Web artisanal, entre objet et texte qui reste un mode d’appropriation majoritaire chez les enseignants observés. Un site est ainsi à la fois objet technique susceptible d’instrumentaliser une pratique, et à la fois un texte (une texture) à interpréter et réinterpréter. C’est un médiateur aux fonctions rhétoriques précises qui reste néanmoins perpétuellement inachevé et inachevable. Il semble que les fonctions critiques que sollicite l’acte d’interprétation, soient directement liées à la prise de conscience des rapports de forces qui peuvent exister sur les réseaux. Plus ces rapports sont sous-estimés et plus le média est pris comme un support ordinaire (affichage ou diffusion d’une information détachée, sur le plan de liens hypertextes, du reste de la toile) affublé de certaines particularités techniques. Quand une certaine familiarité avec les différents courants, tendances, opinions, ou rumeurs existe, les stratégies d’appropriation se font plurielles. Cette connaissance sociale de la toile permet au concepteur d’anticiper un lecteur modèle et de jouer du « site-instrument » comme l’acteur de théâtre joue de son identité, comme l’auteur de la pièce joue de son texte.
Jacques AUDRAN
Université de Provence
Département des Sciences de l’éducation
Laboratoire CIRADE