A mesure que les communautés grandissent, la distribution des rôles y devient de plus en plus inégale. Les caractères s’affirment. Les dominants, les bavards, les enthousiastes se nourrissent de la foule qui les entoure. Les timides, les lents, les hésitants, observent et écoutent. Plus la communauté augmente et plus son fonctionnement tend vers une règle dite des 90/10 selon laquelle une minorité finit toujours par accaparer l’initiative et occuper le devant de la scène : 10 émetteurs pour 90 récepteurs, 10 actifs pour 90 passifs, 10 donneurs pour 90 receveurs, etc.
Certains s’étonnent de retrouver la même distribution dans les communautés en ligne, par exemple dans les listes de diffusion où l’on observe qu’au-delà d’un certain seuil, 90% des messages sont postés par 10% des colistiers. Si ce constat est vrai, il prouve au moins que les communautés en ligne ne sont pas différentes des autres, ce qui est, me semble-t-il, plutôt un bon signe : les usagers du réseau sont des gens normaux, tant mieux.
En général, on mentionne cette particularité des collectifs humains, illustrée par la règle du 90/10, ou sa variante 80/20 légèrement moins pessimiste, pour la déplorer, regretter que nous ne soyons pas collectivement plus actifs, plus entreprenants, plus généreux. C’est peut-être aller un peu vite.
Une remarque de bon sens d’abord. Quel modérateur de liste pourrait souhaiter que ses abonnés s’expriment tous et beaucoup ? A la fin d’un cours, si tous les élèves levaient la main pour poser une question, si tous les lecteurs du Monde écrivaient à leur journal, si tous les auditeurs du Téléphone sonne réclamaient de poser leur question en direct et si tous les abonnés du Café pédagogique se pressaient chaque jour au comptoir ( http://cafepedagogique.net/forums/ ) pour bavarder de choses et d’autres avec des dizaines de milliers d’autres collègues, nous serions tous noyés sous un flot de paroles, de textes, d’idées. La règle du 90/10 nous sauve de la noyade.
Mais il y a plus important.
Lorsque l’on regrette que la proportion des émetteurs soit faible dans un groupe, c’est implicitement que l’on accorde à l’expression une valeur supérieur à celle de l’écoute. Mais cette hiérarchie est discutable. On la conteste aujourd’hui dans le domaine musical ( http://www.leseditionsdeminuit.fr/titres/2001/ecoute.htm ). Les enseignants le savent mieux que d’autres : les meilleurs élèves ne sont pas les plus loquaces. Lorsque l’expression répond à une pulsion, elle a souvent peu de valeur et elle pollue. C’est une bête loi mécanique qui fait que le parleur, parce qu’il fait du bruit, attire l’attention, davantage que celui qui se tait, écoute et réfléchit peut-être à ce qu’il pourrait dire, ici ou ailleurs, maintenant ou à un autre moment. Les écouteurs, les réservés, les timides, tous ceux qui ne se sont pas (encore) exprimés sont porteurs d’un mystère, d’autant plus épais et plein de promesses que leur foule discrète est nombreuse et que son attention se maintient dans le temps.
C’est ainsi que nous nous représentons les lecteurs du Café pédagogique.
Serge Pouts-Lajus