– La mutation des métiers de l’éducation et de la formation
Avec la psychanalyse et la politique, le métier d’enseignant a été défini par Freud comme un métier impossible, qui ne peut aller que du » Charybde du laisser-faire au Scylla de la frustration « . Essayons de repérer ce qui au cœur de ces métiers en constitue la dimension éducative à partir de quatre paradoxes.
Éduquer entre domestication et affranchissement
Éduquer, c’est accueillir dans la maison et il y a toujours, que nous le voulions ou non, dans l’éducation, une part d’assujettissement du sujet avec tout ce que cela comporte de choix arbitraires : le respect des horaires, le respect des rites, l’adoption du langage, toutes choses que celui qui arrive doit s’astreindre à respecter pour participer à la vie de ceux qui l’accueillent.
Mais en même temps, l’éducation ne peut se limiter à cette domestication. Elle est toujours aussi et simultanément affranchissement, c’est-à-dire effort pour que l’autonomie du sujet s’érige progressivement et que quelqu’un émerge qui diffère : de cette différence dont parle Jacques DERRIDA qui n’est pas la différence avec un « e », celle dont on hérite, la différence dans laquelle nous ne sommes pour rien (différence de religion, de coutumes ou d’habitudes), mais la différence que l’on se forge, celle que l’on décide d’assumer, la différance avec un « a », celle qui est le gérondif du verbe différer. Différer, c’est oser sa différence et indiquer que l’on existe comme sujet avec ce petit écart qui fait qu’au sein de la domestication, nous existons nous-mêmes autrement.
Éduquer entre transmission et autodidaxie
» Tout autodidacte, disait Paul RICOEUR, est un imposteur « … parce que nous ne pouvons rien apprendre de nous-mêmes et que tout ce que nous savons d’essentiel, nous le savons par la transmission de ce que les autres nous enseignent. D’autre part, comme disait Carl ROGERS, » on n’apprend bien que ce qu’on apprend soi-même « , c’est-à-dire ce que l’on s’est réapproprié, ce qui répond à des questions que l’on se pose. Et la difficulté de l’éducation, c’est de tenir ensemble ces deux affirmations, c’est de résister radicalement à la simplification qui voudrait que l’on en écarte l’une ou l’autre. Aucun élève de terminale même bien encadré, même avec un suivi thérapeutique le plus bienveillant qui soit, ne retrouvera jamais en quelques heures et avec une bonne méthodologie de travail de groupe la relativité générale d’Einstein. Mais de la même manière, aucun élève, même s’il a un excellent cours magistral et dispose des plus beaux manuels scolaires, même s’il a à sa disposition les multimédias les plus sophistiqués, ne pourra jamais se passer d’une démarche personnelle d’appropriation que lui seul peut mettre en actes, que lui seul peut effectuer dans un travail sur lui-même qui l’implique forcément et qui met en jeu ce que PIAGET et ses successeurs ont appelé les conflits socio-cognitifs.
Éduquer entre compétences et intention
Éduquer, c’est toujours faire acquérir des compétences. Mais, au-delà de ces compétences, il est important d’accepter l’idée qu’aucun apprentissage ne peut se réduire à la somme des compétences nécessaires pour l’exercer. On pourrait d’ailleurs à cet égard réfléchir au métier d’enseignant et montrer que celui-ci a longtemps été défini comme un art à travers une logique de l’intention. Il est aujourd’hui défini à travers une logique de compétences et il y a là un danger à privilégier d’une manière excessive les compétences au détriment de l’intention.
Jules FERRY a défini le métier d’enseignant comme un métier de résistant à une triple emprise : l’emprise du patronat, des étrangers et de la religion. Il resterait à se demander aujourd’hui où la famille et la religion ne sont plus des emprises majeures, de quelles emprises nous avons à libérer nos élèves : on pourrait citer la drogue, la télévision, les emprises des fonctionnements groupaux de type tribal ou clanique…
Éduquer entre les conditions et le passage à l’acte
Éduquer, former, c’est réunir des conditions pour que l’autre grandisse, pour qu’il s’approprie des savoirs. Je peux réunir autant de conditions que je veux, je ne ferai jamais faire à l’autre l’économie du passage à l’acte. Seul lui, in fine, décidera d’apprendre. Il y a là quelque chose de tout à fait déterminant : d’une part, cette acceptation d’un pouvoir presque infini d’explorer les conditions qui facilitent les apprentissages et, d’autre part, une sorte d’impouvoir radical que je dois assumer relatif à ce qui déclencherait mécaniquement les apprentissages. J’ai toujours le pouvoir de créer les conditions qui facilitent ces apprentissages : apporter des ressources, créer des stimulations, enrichir le milieu, améliorer l’accompagnement ; mais, au sein de cet espace que j’aménage, de ce temps que je construis, seul l’autre peut décider d’apprendre, seul l’autre peut s’engager dans l’inconnu et je ne peux que l’accompagner. Imaginer que par une amélioration des procédés didactiques on pourra faire faire à l’autre, à celui qui apprend et qui grandit, l’économie du désir de grandir et d’apprendre, c’est se situer dans un registre qui n’est pas celui de l’éducation mais plutôt celui de la manipulation.